Harry Belafonte
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Harry Belafonte n'était pas seulement un chanteur et un militant des droits civiques. Il fut aussi un acteur célèbre pour quelques rôles essentiels dans les années 50.

Depuis l’annonce de la disparition d’Harry Belafonte la presse salue « le chanteur, l’activiste et l’acteur légendaire » dont la carrière a couvert la moitié du XXème siècle. Dans cet ordre. Ce qui a du sens, vu la manière dont la musique et la politique ont dominé sa vie sur les soixante dernières années – alors que le cinéma ressemblait un peu à un passe-temps. Sur la fin de sa vie, on apercevait sa silhouette de manière occasionnelle dans des films comme Kansas City (de Robert Altman) ou BlaKkKlansman (de Spike Lee).

Mais ce ne fut pas toujours le cas. Au milieu des 50’s, Harry Belafonte était au sommet. Cette superstar américaine avec sa magnifique voix calypso vendait des disques par millions et propageait une musique sensuelle qui, à l'image de sa peau claire, était acceptée par le public blanc. C’était aussi un militant acharné des droits civiques, camarade de lutte de Paul Robeson et de Martin Luther King Jr. Son légendaire « Banana Boat Song » avec le célèbre call and response (« Day – O ») racontait les nuits d’une équipe de noirs chargeant des bananes sur les navires dans le cadre du commerce triangulaire…. Mais on l’a un peu oublié, Belafonte fut aussi l’un des nouveaux visages hollywoodiens, un acteur sensuel qui apportait sur le grand écran une nouvelle façon de bouger, de parler, d’agir, et qui allait faire trembler la vieille garde. Il suffit de le regarder dans Le Coup de l’escalier de Wise : face à un Robert Ryan fabuleux, petite frappe raciste et lessivée, dépassée, Belafonte est cet élégant vibraphoniste et chanteur de jazz noir criblé de dettes qui ne s’en laisse pas raconter. L’opposition entre les deux hommes est intense, et à la démarche lourde et opaque de Ryan, s’oppose le jeu aérien, en apesanteur presque, de Belafonte. Ce n’est pas seulement deux paumés qui se font face à face, un raciste et un loser. C’est également deux écoles, deux styles. Là, en 59 (la date n’est pas indifférente), avec Belafonte (comme avec d’autres, Brando, Newman, Poitier évidemment), le vent de la révolution soufflait à l'écran…

 

Harry Belafonte dans Le Coup de l'escalier
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Car Belafonte fut donc aussi une star du cinéma. Avec une présence fascinante, et une carrière aussi brève qu’incandescente. C’est de là qu’il venait d’ailleurs. Fils d'immigrés jamaïcains installés à Harlem, né en 1927 (quelques jours après Sidney Poitier), Belafonte a commencé sa carrière dans les années 1940 en chantant dans des clubs de New York pour payer ses cours au Dramatic Workshop, où il étudia aux côtés de Marlon Brando, Tony Curtis et… (encore lui) Sidney Poitier. Les deux hommes ont d’ailleurs des trajectoires parallèles. Ils font leurs débuts à l'American Negro Theatre de New York, et rêvent d’être acteurs. La légende raconte que, absent d’une représentation de Days of Our Youth où il tenait le rôle principal, Belafonte est remplacé par Poitier. C’est là que Mankiewicz l’aurait vu pour lui proposer le rôle de La porte s’ouvre. Il n’empêche : Belafonte entre lui aussi très vite dans l’histoire de l’entertainment. Premier noir à remporter un Tony (en 1954 pour Almanac), premier Noir à remporter un Emmy (en 1959 pour An evening with Belafonte) et premier artiste à dépasser le million de disques vendus (le somptueux Calypso en 56). Et à Hollywood, si Poitier lui a volé la vedette - projetant sa gravité et sa sensualité dans des rôles rassurants – Belafonte incarne vite des personnages plus passionnés, plus engagés. Après quelques apparitions symboliques (dont Bright Road), il doit sa véritable « naissance » cinématographique à Preminger. Dans Carmen Jones, superproduction en Cinémascope, version soul du chef-d’œuvre de George Bizet, le cinéaste offre à Belafonte et à la sensationnelle Dorothy Dandridge les deux rôles principaux. Le film est un succès et lance leurs carrières respectives. Bombardés « sex-symbol noirs », les deux stars feront tout pour prendre leurs distances avec cette formule qu’ils détestent, eux qui ne rêvent que de rôles sociaux ou progressistes. Trois ans plus tard, on les retrouve d’ailleurs dans L’Ile au soleil de Robert Rossen. Il fredonne la chanson-titre, mais a surtout l’un des rôles principaux de cette fresque sur le racisme. Il interprète un syndicaliste dont la carrière va être brisée par la ségrégation… Sa liaison avec une femme blanche, jouée par Joan Fontaine, déclenche les hostilités à l’écran, mais aussi dans le monde réel puisque le film sera retiré des salles de cinéma du Sud des États-Unis.
 

Harry Belafonte dans Carmen Jones
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Suivront en 59 Le Monde, la chair et le diable de Ranald MacDougall et la même année Le Coup de l'escalier de Wise. Ce film noir exceptionnel, adapté du roman de William P. McGivern par le scénariste blacklisté Abraham Polonsky est autant un film de Wise - le cinéaste touche à tout qui l’année suivante allait réaliser West Side Story -, qu’un projet porté par Harry Belafonte, coproducteur. Il met en scène un braquage sur fond de haine raciste – le thème central de la filmographie de l’acteur. Si le film marque les esprits, le CV cinéma de l'acteur s’arrête quasiment là. Pour une raison simple : Belafonte est conscient de ne pas pouvoir concilier sa morale (politique, sociale) avec les rôles qu'il juge dégradants que le système lui proposait – la plupart furent offerts à Poitier après que Belafonte les a refusés. Belafonte n'avait que mépris pour ce qu'il considérait comme les stéréotypes racistes de Porgy and Bess (1959), et il affirmait avoir refusé le scénario du Lys des champs (1963), qui valut à Poitier le premier Oscar attribué à un noir.

On le retrouvera dans les deux films réalisés par Poitier au milieu des seventies, puis dans quelques films de Robert Altman dans les années 90. Sinon ? Pas grand chose à part quelques moments cultes transcendés par ses chansons (impossible d’oublier le diner de Beetlejuice sur "Banana Boat Song"). Comme si le cinéma n’avait au fond jamais su porter sa lutte et son idéal comme il l’espérait. « Le chanteur, l’activiste et l’acteur légendaire », dans cet ordre donc, est mort à l'âge de 96 ans.