Après Récréations et Le concours, Claire Simon démontre une fois encore dans Premières solitudes son talent singulier pour écouter et raconter la jeunesse d’aujourd’hui. En l’occurrence ici des lycéens chamboulés par l’éclatement de la cellule familiale, « héros » d’un documentaire passionnant et hors norme dont elle nous dévoile les secrets de fabrication.
Premières solitudes naît de votre rencontre avec des lycéens d’Ivry. Au départ, vous deviez réaliser un court métrage avec eux. Comment avez-vous bifurqué vers l’idée d’un documentaire ?
Claire Simon : Dans le cadre d’un partenariat entre la ville d’Ivry, son cinéma Le Luxy et son lycée Romain Rolland, on m’a en effet commandé un court métrage de fiction dans lequel j’allais diriger 10 élèves d’une classe de première, spécialité cinéma. J’ai eu alors envie de raconter une histoire autour de la fin d’une amitié. Et pour m’y préparer, pendant une journée, j’ai reçu un par un ces dix élèves pour qu’ils me parlent face caméra de leurs solitudes. J’étais certaine qu’ils allaient évoquer ces amitiés qui se défont de manière parfois douloureuse à cet âge. Mais tous sans exception m’ont spontanément parlé de famille et d’amour. J’étais sidérée par leur manière si profonde d’évoquer la séparation de leurs parents. Comme cette jeune fille qui m’a dit en parlant de sa mère : « c’est dur de faire le deuil de quelqu’un qui est vivant ». J’étais bouleversée de les voir si conscients d’être à un moment de leur vie où l’enfance étant déjà terminée, ils se préparaient à prendre leur envol. Avec ce que ça induit de mélancolie et de nostalgie
Vous abandonnez donc tout de suite cette idée de court métrage ?
J’étais si estomaquée que j’ai d’abord monté leurs témoignages sur 1h10 pour encore mieux les comprendre et les connaître. J’ai montré le résultat à leur professeur Sarah Logereau sans qui rien de tout cela n’aurait été possible. Elle a été aussi surprise que moi par les propos tenus. Donc j’ai souhaité en effet aller plus loin. Et j’ai expliqué à ces lycéens que, les sentant curieux de se connaître les uns les autres, je voulais créer des échanges où ils se raconteraient leurs vies.
Ils ont tout de suite été d’accord ?
Se raconter entre semblables n’est évidemment pas la même chose que de parler à un adulte, prof ou cinéaste. Mais j’ai pourtant le sentiment que ce sont finalement eux qui m’ont imposé cette règle. Car ils m’ont fait comprendre leur très fort désir de faire un film… qui ait l’air d’un film et pas d’une succession de témoignages face caméra comme ils auraient pu eux- mêmes le poster sur YouTube. Cette idée m’enchantait. Ca me renvoyait à Pialat ou Bresson. Avec cette idée essentielle que le dialogue viendrait d’eux. Ce qui donne cette justesse au cœur d’une situation que certains pourront juger artificielle. J’ai donc envisagé le lycée comme un lieu où on parle tout le temps. Comme un forum où l’on va aussi pour voir ses copains et d’une certaine manière savoir comment va le monde. Avec ces 10 lycéens, on se voyait donc tous les quinze jours d’abord à l’intérieur du lycée puis plusieurs week- end hors les murs. Et je sentais que ça les travaillait énormément de découvrir les histoires intimes de celles et ceux à qui ils parlaient pourtant tous les jours. Ces histoires longtemps portées comme un fardeau qui les ont rapprochés les uns des autres et ont fabriqué, un temps, du collectif.
Sarah Logereau : "Premières solitudes, une expérience riche et passionnante"C’est vous qui choisissiez qui se confiait à qui ?
Parfois. J’ai poussé à certains échanges par rapport aux confidences qu’ils m’avaient faites car je me doutais de qui pourrait être le plus à même à réagir à certaines choses. Mais rien de tout cela n’aurait pu arriver s’ils n’avaient pas eu eux-mêmes le désir de raconter ces éléments si intimes de leur vie
Avec la conscience qu’il allait en découler un film et que d’autres que leurs proches allaient donc voir et entendre cette confidence…
Oui et c’est pourquoi je crois qu’il y aussi ici une prise de parole politique de leur part. Celle d’expliquer aux adultes ce qu’eux, adolescents, traversent parfois à cause des errements de leurs parents. Mais aussi celle de rompre le silence qui les écrase. Vous noterez qu’ils prennent toujours soin à remettre ces histoires très intimes dans un contexte social. Voilà pourquoi leur parole est de l’ordre du collectif.
Et quand décide-t-on de s’arrêter de les filmer ?
Quand ça ne marche plus très bien. Quand ils sont de plus en plus pris par autre chose. Comme je montais au fur à mesure - d’abord seule puis avec deux monteurs -, je pouvoir voir les manques, les exprimer et les corriger. Mais Premières solitudes, c’est un rêve de cinéaste. Je n’ai pas écrit une ligne avant de commencer à tourner et ce film s’est uniquement construit sur leurs échanges, leurs confessions et leur écoute.
Et comment ont-ils réagi en découvrant le film au festival de Berlin ?
Ils ont beaucoup pleuré. Toute la nuit. Car ils étaient émus d’être arrivés à porter leur parole devant les autres. Ils ont compris que faire un film c’est travailler à partir d’éléments vivants et vrais. Que construire une vérité suppose qu’on soit ultra-sincère. Ils ont été des protagonistes acteurs. Ils ont changé depuis mais ce film représente à jamais un moment éphémère de leurs vies.
D’autant plus que certains d’entre eux ont choisi cette spécialité cinéma pour en faire plus tard leur métier…
Trois sur ces dix élèves ont exprimé cette envie. Mais la majorité a accepté d’y participer pour simplement s’ouvrir l’esprit. J’ai appris que la suppression de cette Spécialité Cinéma avait été évoquée. Et je trouverais ça dramatique car au-delà de guider des gens vers des métiers de l’image, cet enseignement permet surtout de faire découvrir des choses que la plupart n’auraient jamais pu découvrir dans leur famille ou leur milieu. Or je ne vois pas meilleure définition de l’école ! Sans oublier que le cinéma brasse plus d’argent que l’automobile. C’est une industrie française de premier plan. Pourquoi donc vouloir alors lui briser les ailes ?
Premières solitudes sort le 14 novembre 2018 :
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