Noé, avec Russell Crowe, Jennifer Connelly et Emma Watson, sera diffusé ce soir sur France 3.
A l'occasion de la diffusion en clair de Noé, à partir de 20h55 sur France 3, retour sur la fabrication mouvementée du film biblique de Darren Aronofsky.
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À bien y regarder, tous les héros de Darren Aronofsky ressemblent à Noé : seuls contre tous, rongés par leurs obsessions, paumés entre le paradis et l’enfer. Un mathématicien touchant du doigt une invraisemblable vérité (Pi, 1999), un scientifique traversant l’espace et le temps par amour (The Fountain, 2006), un catcheur affrontant le mal sur un ring (The Wrestler, 2009)... Tous sont des superhéros dépossédés de leurs superpouvoirs, déchus dans un cimetière de rêves. Pas étonnant donc qu’Aronofsky se soit passionné pour ce personnage qu’est Noé, et ce, bien avant de réaliser Pi. Un jour, s’était-il promis, il raconterait au cinéma cette histoire d’une ampleur exceptionnelle. Car bien qu’issu du milieu underground, le réalisateur n’a jamais caché sa fascination pour Hollywood, convaincu qu’il était possible de dompter le système à condition de s’entourer des bons collaborateurs. La descente aux enfers convulsive de Requiem for a Dream (2001) doit ainsi autant à la noirceur inouïe du scénario écrit par Hubert Selby Jr. d’après son roman qu’à la détermination du cinéaste à la filmer comme un suicide flamboyant (le sien), convaincu qu’il ne retrouverait plus jamais une telle liberté artis- tique. Après cette expérience, l’envie de faire son "gros film" sur Noé commence à le hanter. Or, il s’est déjà engagé sur The Fountain, avant même le tournage de Requiem for a Dream.
De 12 à 130 millions de dollars
C’est au cours d’un voyage en Chine puis en Inde que des visions surgissent dans la tête du cinéaste. Il écrit alors une ébauche de scénario sur Noé et, de retour aux États-Unis, demande à Ari Handel, qui a cosigné avec lui le script de The Fountain, de lui donner un coup de main. Le projet commence à prendre forme tandis que, par ailleurs, The Fountain vire à la malédiction : les défections de Brad Pitt et de Cate Blanchett réduisent le budget comme peau de chagrin (30 millions de dollars) et le film se solde par un échec terrible au box-office américain avec 12 petits millions de dollars de recettes. Pris dans la tourmente, Aronofsky met Noé en stand-by. Hollywood ne veut plus de lui. Mais de la même façon qu’il avait proposé à l’éditeur Vertigo (une filiale de DC Comics) et au peintre Kent Williams de transformer le scénario de The Fountain en graphic novel, il demande au dessinateur Niko Henrichon d’illustrer celui – inabouti – de Noé. Entre-temps, il tourne des films plus modestes : The Wrestler, renaissance d’un super acteur (Mickey Rourke) en catcheur, puis Black Swan (2011), cauchemar éveillé d’une ballerine perturbée. Le metteur en scène y évoque le dépassement de soi, la transcendance, la démence, mais aussi la solitude face au monde et la prise de risques entre vie et mort. Au cas où on ne l’aurait pas compris, ces deux trajectoires brisées dessinent, de manière à peine dissimulée, un autoportrait du réalisateur. Une fois sorti en salles, Black Swan cartonne, amassant 329 millions de dollars de recettes dans le monde. Sorti du gouffre, le cinéaste phénix tend alors la main à Hollywood. Paramount et New Regency lui offrent 130 millions de dollars, budget monstre dont il s’empare pour tout remettre en jeu et réaliser enfin son plus gros fantasme.
Survivre au Déluge
Juillet 2012. Le tournage débute en Islande, entre feu et glace. Trois mois plus tard, l’équipe débarque dans l’État de New York. L’hallucinant plateau reconstituant l’arche est installé à Brookville. Éclairé en pleine nuit par des projecteurs gigantesques aux allures d’extraterrestres, il est balayé par une pluie battante. Le lieu, au cœur d’une forêt, est cauchemardesque, boueux. Conformément à ce que décrit la Bible, l’arche en bois construite sur l’ordre de Dieu a des dimensions faramineuses, donnant aux acteurs l’impression d’être des Lilliputiens. À l’intérieur du vaisseau sont stockées les provisions qui permettront de survivre au Déluge et l’embarcation accueille également les espèces animales censées perpétuer leur race. Douglas Booth (révélé dans le remake américain de LOL, aux côtés de Miley Cyrus) et Emma Watson se précipitent vers Russell Crowe à l’entrée de l’arche, indiquant la menace. Essoufflés, ils répètent cette scène jusqu’à l’épuisement. Aronofsky les éprouve pour qu’ils ne réfléchissent plus et succombent telles des marionnettes ivres. Comme leurs personnages, les comédiens doivent vivre l’action en direct, loin du confort des fonds verts. La société Industrial Light & Magic assure la réalisation du bestiaire en images de synthèse.
La folie de Darren
Russell Crowe s’impose en Noé : massif, héroïque, il est tout désigné pour jouer cet homme qui "trouve grâce aux yeux de Dieu". "J’ai l’impression d’être à nouveau dans Gladiator !, lance-t-il, hilare. Si je fais ça, c’est uniquement pour Darren. C’est un sacré directeur d’acteurs !" Ici et là, Aronofsky trouve d’autres thuriféraires. Emma Watson, par exemple : "Adapter l’histoire de Noé au cinéma aurait été impossible sans la folie de Darren." Pleine d’énergie et de dévotion, l’actrice a trouvé en Ila un rôle aux antipodes de celui d’Hermione dans les Harry Potter. Son personnage file le parfait amour avec Shem (Douglas Booth), l’un des fils de Noé, et cache une cicatrice sur le ventre qui constitue sa part d’ombre. Le cinéaste plaisante à ce sujet : "Tout ce que je peux vous dire sur Ila, c’est qu’il faut vous attendre à vivre un coup de théâtre à la Crying Game (Neil Jordan, 1993). Une fois que vous connaîtrez son secret, vous ne regarderez plus Noé de la même façon !" L’actrice n’en dit pas davantage : "Vous vous souvenez comment Darren filmait Rachel Weisz dans The Fountain ? Quand on voit ça, on se dit que ce mec est capable de mettre en scène la plus pure des histoires d’amour – en l’occurrence celle entre Ila et Shem – au cœur d’une apocalypse. Elle symbolise l’innocence perdue face à l’imminence du Déluge." Trempés par la pluie, les journalistes sont rapatriés sous une tente par la production en compagnie d’une partie de l’équipe technique, rivée au combo. Douglas Booth, qui vient de finir sa scène, nous rejoint, stoïque alors qu’il a envie de s’écrouler. "Si vous saviez la chance que j’ai, lâche-t-il. Fini le temps où je jouais Roméo... Darren est un chef de chantier. Il ne perd jamais de vue ses objectifs et tout le monde le suit, le croit. C’est notre Noé."
L'éclair de génie
À l’époque de Requiem for a Dream, les producteurs du film voulaient que Milla Jovovich interprète la petite amie camée du personnage incarné par Jared Leto. Mais, dans un éclair de génie, le cinéaste avait alors pensé à Jennifer Connelly pour incarner cette beauté défaite et ruinée puis l’avait imposée. Rebelote pour le rôle de Naameh, la femme de Noé : alors que Julianne Moore avait initialement été choisie, Aronofsky change d’avis au dernier moment en engageant une nouvelle fois Jennifer Connelly. L’actrice, qui nous rejoint avec sa fille dans les bras, raconte : «"Nous sommes passés de l’Islande à l’État de New York, du chaud au froid, de l’obscurité à la lumière. On est sans cesse dans les extrêmes. La seule fois où j’ai vu des décors aussi insensés, c’était sur mon premier film, Il était une fois en Amérique (Sergio Leone, 1984), j’étais gamine !" Un tournage à des années-lumière de celui de Requiem for a Dream, qui s’était déroulé sous haute tension. "Plus jamais ça !, s’exclame la comédienne. Ce serait vraiment au-dessus de mes forces de revivre une telle aventure."
La destinée
Janvier 2014, dans les locaux de la Paramount, à Los Angeles. Darren Aronofsky présente des extraits de Noé en précisant, entre deux vannes ("Si ce que vous voyez ne vous plaît pas, Very Bad Trip 3 passe dans la salle d’à côté !"), que Nick Nolte a remplacé Mark Margolis pour le rôle du veilleur Samyaza et que la bande-son, signée Clint Mansell et Kronos Quartet, n’est pas encore achevée. Quelques mois auparavant, le studio faisait de même en la présence de différents groupes religieux, provoquant l’ire de ces derniers. L’écrivain chrétien Brian Godawa déclarait notamment que ce serait "un gâchis, sans intérêt, absolument pas fidèle à la Bible". Lors des tables rondes, les acteurs marchent donc désormais sur des œufs, ne parlant pas de "Dieu" mais du "Créateur". Personne ne sait encore comment Noé va être reçu, vécu, disséqué, critiqué. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que le réalisateur a accompli sa destinée. "Vous avez vu le parking du studio ?, nous demandait-il, les yeux émerveillés. Avant, il y avait là le gigantesque bassin qui servait à tourner les scènes aquatiques. C’est ici que Moïse a fendu les eaux !" Le cinéaste fait évidemment référence aux Dix Commandements de Cecil B. DeMille, à qui, au milieu des années 50, la Paramount avait laissé les coudées franches pour tourner "le plus grand film de toute l’histoire du cinéma". Des décennies plus tard, avec une sidérante audace, Darren Aronofsky a donc relevé le même défi babylonien au même endroit, espérant ainsi offrir avec son Déluge des images aussi mémorables que l’ouverture de la mer Rouge.
Romain Le Vern
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