Première
par Frédéric Foubert
Un bon film de journalistes, comme un bon film de sous-marin ou un bon film de base-ball, doit obéir à certaines règles. On veut y voir des gens intelligents, en bras de chemise, bosser jusque tard dans la nuit en se nourrissant de pizzas froides et de bières tièdes. Il faut un personnage de rédac chef sévère mais juste, des deadlines incompressibles, des vies privées qui foutent le camp, des téléphones qui crépitent sans cesse, le cliquetis ininterrompu des claviers dans la salle de rédaction en surchauffe, puis ces moments où l’enquête piétine avant qu’un témoin décisif, genre Gorge profonde, ne surgisse de nulle part et donne le tuyau essentiel qu’on n’attendait plus ; et aussi, tant qu’à faire, une bonne scène d’intimidation, où un édile corrompu et visqueux menace le reporter valeureux dans un bar d’hôtel, un bourbon à la main. Il faut enfin que les journalistes en question œuvrent pour une cause noble, une cause juste – faire tomber un dirigeant qui a menti au peuple (Les Hommes du Président), révéler les magouilles de l’industrie du tabac (Révélations) ou, comme ici, pointer du doigt les salopards qui ont violé des mômes en toute impunité pendant des décennies. On n’est pas là pour regarder des types remplir la rubrique des chiens écrasés (ou rédiger des critiques de films…). Une fois que ces éléments sont réunis, c’est encore mieux si la quête fiévreuse de la vérité ressemble à un thriller. À du cinoche du samedi soir qui laisse les mains moites. Spotlight a reçu le message cinq sur cinq et coche méthodiquement les cases. Sans surplomb ironique, sans distance postmoderne, en recherchant plutôt l’essence classique du genre, qui remonterait, disons, à Bas les masques (1952), de Richard Brooks où Humphrey Bogart combattait la Mafia avec sa machine à écrire. L’auteur du film, Tom McCarthy, est l’un des hommes les plus insaisissables du cinéma US. Acteur à ses heures, scénariste du Là-haut de Pixar, réalisateur d’un pilote de Game of Thrones refusé par HBO ( !), il a sans doute beaucoup réfléchi au rôle du "quatrième pouvoir" en interprétant un journaliste dans la saison 5 de The Wire, qui décortiquait les rapports entre presse, police et pouvoir politique, à Baltimore. Il trouve en tout cas ici la distance parfaite entre le film à suspense et le fi lm-dossier, entre le plaisir et la colère, l’entertainment et l’indignation. Dans une scène du film conçue comme une profession de foi, le rédac chef taiseux joué par Liev Schreiber, alors qu’il relit un article, sort son stylo rouge et raye un mot. Un seul. Sans relever les yeux, il marmonne : "Encore un adjectif." Spotlight, à sa façon, est un film "sans adjectifs". Conscient qu’il n’a pas besoin de frimer pour sonner juste. Sincère et intègre, nécessaire et suprêmement divertissant : une ode à la presse papier qui procure la même ivresse qu’un article bien troussé (et bouclé dans les temps, coco !, NDLR).