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L’écran de cinéma est un miroir. On espère le traverser à chaque fois que l’on s’assoit dans une salle, à la poursuite des lapins blancs que le cinéaste aura pris la peine de sortir de son chapeau. La parabole est au cœur des récentes démarches autobiographiques des uns (Sorrentino, Paul Thomas Anderson) ou des autres (Tarantino, Carax), comme des effets de sidération réflexifs de films aussi différents que West Side Story (les reflets du film de 1961), Spiderman No Way Home (plusieurs Peter Parker en miroir) ou encore du récent Matrix (qui cite un autre fameux Miroir, celui de Tarkosvki, pour mieux dialoguer avec la trilogie milléniale). Que doit-on en penser ? Et que doit-on en tirer, face au nouveau film de Guillermo Del Toro ?
L’auteur le soulignait lui-même dans notre entretien publié le mois dernier : dans Nightmare Alley, les miroirs sont partout. Ni effets de rimes, ni portails dimensionnels en CGI, ils sont ici envisagés comme des rappels à l’ordre. Miroir mon beau miroir, dis-moi qui est le plus beau ? La question a toujours été rhétorique et théorique, l’expression conte de fée de la plus grande hantise d’un être humain : se voir tel qu’il est. Pour Del Toro, le miroir est un objet de déni, une illusion autosuggérée. On s’y regarde sans se voir, on s’y voit sans se regarder, on y voit ce que l’on veut bien y voir. Jusqu’au jour où…
Un homme essaie d’échapper à un passé lourd comme le cadavre qu’il a dû traîner à bout de bras pour le faire disparaître. Cet homme est joué par Bradley Cooper, drôle de gueule d’ange indécidable, combinaison du faux hobo joué par Joel McCrae dans les Voyages de Sullivan de Preston Sturges et de la moustache du Robert Taylor de Traquenard de Nicholas Ray. Dans sa fuite, il se réinvente comme forain, apprend l’art de la divination, absorbe tous les trucs mais ne retient aucune leçon, avant de continuer sur une lancée tragique qui le mène à sa perte, comme une toupie qui tourne de plus en plus près du bord de la table. Autour de lui, tous ne sont que freaks, personnages haut en couleur et réminiscences des racines du vieil Hollywood que Del Toro aime tant. Le spectacle, l’illusion, la foire, les faux monstres, les vraies cicatrices, les yeux qui brillent, les âmes qui brûlent. Petit à petit, le héros devient l’agent de son propre destin, donc de sa propre chute. Les femmes peuvent bien passer, anges ou démons, les facteurs peuvent bien sonner autant de fois qu’ils voudront, l’homme fatal, c’est lui, et il n’a besoin de personne pour se tirer lui-même vers l’abîme. Passé des coulisses des chapiteaux poussiéreux aux beaux milieux des grands hôtels et des salons chics des hyper-riches, le diseur de bonne aventure se fait agent de mauvais augure. L’échec fracassant du film au box-office US en est la conséquence directe, et la suprême ironie. Confronté à l’écran-miroir, il est sans doute plus facile pour le grand public d’aller se promener de l’autre côté que de faire face à la nature humaine dans ce qu’elle a de plus vertigineux. Dans Nightmare Alley, on la retrouve telle que l’a toujours révélée le film Noir. Un gouffre sans fond, un tunnel sans issue. Et sans la moindre lumière au bout.