Première
par Frédéric Foubert
On peut prendre différents critères en compte pour juger de la réussite d’un nouveau Mission : Impossible. Les cascades et les chorégraphies casse-cou de Tom Cruise, par exemple – elles sont extraordinaires dans ce nouvel épisode. La façon dont le film interroge la "mythologie" du personnage d’Ethan Hunt – passionnante ici. Ou encore le jeu avec les codes de la saga et du cinéma d'espionnage en général – absolument formidable dans ce Mission : Impossible- Dead Reckoning partie 1. Mais l'élément sur lequel on oublie toujours de se pencher, c’est le MacGuffin, comme disait Hitchcock, la raison pour laquelle les personnes transpirent à grosses gouttes et parcourent le monde en tous sens. Trafic d’uranium, menaces d'apocalypse nucléaire, exactions d’un syndicat du crime globalisé… Depuis la très abstraite "patte de lapin" agitée par J.J. Abrams dans le troisième opus, il semblait admis – par les concepteurs des films comme par les spectateurs – que les différents dangers qu’affrontaient Ethan Hunt n’étaient que des prétextes pour le regarder courir comme un dératé.
Pour cette septième Mission (et premier volet d'un diptyque), Christopher McQuarrie et son coscénariste Erik Jendresen ont fait des efforts et imaginé que l’objet des poursuites de Hunt serait une intelligence artificielle surpuissante – l'Entité, de son petit nom – qui menace d’engloutir notre monde dans un terrifiant brouillard numérique, où seraient définitivement aboli les contours du réel. Tom Cruise contre une IA ? L’idée est parfaite, idéalement dans l’air du temps. Non seulement parce que l’intelligence artificielle est aujourd'hui dans toutes les conversations, mais aussi parce que Dead Reckoning sort alors qu’une grève des scénaristes immobilise Hollywood, et que les plus pessimistes se demandent si des executives cyniques, là-haut, dans les hautes sphères de l’industrie, ne vont pas en profiter pour remplacer par des logiciels tous ces scribouillards syndiqués.
Voir Tom Cruise, incarnation absolue de la star de cinéma à l'ancienne et "sauveur du cinéma" auto-proclamé, et son acolyte Christopher McQuarrie, chantre d’une sophistication scénaristique old-school, combattre le nouvel ennemi juré des scénaristes et des cinéphiles – les algorithmes sans âme – procure un plaisir méta assez grisant. Surtout au sein d’une saga qui réfléchit depuis ses débuts à la question des faux-semblants et de la virtualisation du monde, et s’est toujours amusée à mettre en parallèle la concoction de leurs missions par les agents de l’Impossible Mission Force avec le travail des auteurs et des filmmakers eux-mêmes, qui s'ingénient eux aussi à fabriquer une réplique de la réalité.
L’idée au cœur de Dead Reckoning d’un combat entre les mondes analogique et numérique passionne d’autant plus qu’on imagine que Brian De Palma, initiateur de la franchise en 1996 et grand théoricien des images comme leurres, en aurait fait son miel. C’est sans doute la raison pour laquelle McQuarrie a envisagé ce septième volet comme le plus « de palmesque » de tous depuis le premier : gros plans désaxés sur des visages crispés créant un climat de parano totale, climax à bord d'un train lancé à toute allure, clins d’œil pour rire à la filmo du génie barbu (un landau échappé des Incorruptibles façon easter egg) et, cerise sur le gâteau, le come-back d’un personnage vaguement culte du premier film, Eugene Kittridge (qui devient ainsi une sorte de Boba Fett de la saga Mission : Impossible).
Donnant à son film un feeling années 90 qui va au-delà de la seule révérence à De Palma (l'intro dans un sous-marin russe et son fumet de vidéo-club nineties, le combat de Simon Pegg contre une "bombe à énigmes" sortie tout droit d’Une Journée en enfer), le film entend creuser la personnalité d’Ethan Hunt (le grand mystère de cette saga, et la grande obsession de McQuarrie depuis Rogue Nation), en remontant dans son passé, vers des événements antérieurs à 1996, via des flashbacks conçus pour ressembler à des chutes du film de De Palma – bel effort de simulacre qui amusera peut-être l'intéressé, roi de la citation et du détournement.
La photo d’identité, que l'on aperçoit dans le film, d’un jeune Ethan Hunt, d'un Hunt "analogique" (Tom Cruise cheveux longs, look Jours de Tonnerre), ancre Dead Reckoning dans la thématique du temps qui passe, des vies sacrifiées sur l’autel de "l'intérêt supérieur" (comme on dit à la CIA), et annonce le début de la fin pour le super-espion. Les membres de l'IMF sont joliment dépeints par McQuarrie comme des mercenaires hawksiens, des "expendables" fatigués, soudés par leur professionnalisme béton et une camaraderie forgée sous la mitraille. Au début du film, Hunt émerge des ténèbres comme un fantôme. Le visage de son interprète, ça y est, ne défie plus le temps. Tom Cruise avance en âge et la caméra ne cherche pas à le cacher. Vieillissant mais condamné à accomplir des prouesses acrobatiques de plus en plus dingos, Hunt/Cruise (les deux se confondent presque) est comme pris dans un étau. C’est le sens de deux scènes où le monde se rétrécit dangereusement autour de lui : deux séquences de combat affolantes (dans une ruelle vénitienne, puis dans un tunnel ferroviaire), des affrontements claustrophobes à la limite de l’abstraction.Faisant le portrait de Hunt en amant damné, lover létal qui ne peut pas croiser une femme sans mettre la vie de celle-ci en danger (proche en cela de son confrère Bond, mais en beaucoup plus chaste), Dead Reckoning balance entre une forme de solennité romantique très émouvante et un rapport ludique et vraiment joyeux aux passages obligés de la saga. Le film alterne – de façon peut-être parfois un peu trop mécanique – entre le sérieux de l'étude de personnage et le plaisir décomplexé du summer blockbuster. Une nouvelle venue du nom de Paris est assez emblématique de ce grand écart – une tueuse impitoyable qui révèlera peu à peu son humanité, incarnée avec une perfection graphique souveraine par Pom Klementieff (et qui compense le manque de charisme du grand méchant joué par Esai Morales, gros point faible du film).
L'autre petite nouvelle de la saga s'appelle Grace, c'est une voleuse internationale jouée avec une classe affolante par Haylee Atwell. Les scènes entre elle et Hunt sont des délices de comédie néo-hitchcockienne (très amusante variation sur le coup des menottes des 39 Marches), à commencer par cette course-poursuite romaine foldingue, qui évoque, en plus de Hitch, L'Or se barre, On s'fait la valise, docteur, le Stanley Donen de Charade et Arabesque, et où palpite la passion de Cruise et McQuarrie pour les cabrioles minutieusement chorégraphiées, au croisement de la balade touristique, de l'érudition cinéphile et du plaisir cartoon.
Ce principe culmine dans un climax qui restera comme l’un des sommets spectaculaires de la saga. McQuarrie a souvent dit pour rigoler qu'il en voulait à Brad Bird d'avoir mis la barre trop haut avec la séquence du Burj Khalifa de Protocole Fantôme, condamnant ses successeurs à faire moins bien, mais il peut désormais prétendre le talonner dans un classement des séquences Mission les plus folles. On n'en dira pas plus, sinon que ce dernier acte entrelace admirablement deux idées du cinéma d'action, qui sont aussi deux conceptions de ce que peut être un film Mission : Impossible – l'une vintage, classique, symbolisée par cet Orient-Express peuplé de souvenirs hitchcocko-bondiens ; et l'autre, très contemporaine, incarnée par le Tom Cruise trompe-la-mort des années 2010-2020, qui conçoit ses cascades comme des morceaux de bravoure publicitaires d'abord destinés à Internet, déconnectés de tout enjeu dramatique, et qui doit ensuite trouver une solution pour les raccorder au film. La façon dont McQuarrie fait se percuter ces deux approches est un coup de maître – moment d'extase où l'hypothèse théorique procure un plaisir de cinéma à l'état pur.
Ce premier Dead Reckoning s'achève sur une prise de rendez-vous pour la part 2, une sorte de "Ethan Hunt will return" au délicieux parfum de serial, qui entérine définitivement la mue du formula show qu'était Mission : Impossible dans les sixties (où chaque épisode était bouclé, indépendant, fermé sur lui-même) en "série de cinéma", à suivre, épisodique. Le film réussit l'exploit d'être un apéritif du deuxième volet sans pour autant générer de frustration. On en sort repu. Et "cliff-hanging" – comme Ethan Hunt sur les images promo du film : suspendu à la falaise.