Un père et son fils sont en voiture. La tension, les reproches, le gamin qui regarde par la fenêtre et qui soupire. Le père qui tente par tous les moyens de gagner son attention. La mère est absente et c’est elle qui est au cœur de la discussion. On a l’impression d’avoir vu cette scène mille fois dans le cinéma français. D’ailleurs, ça s’enlise. On est bientôt au point mort. Comme la bagnole : l’autoroute est coincée par un embouteillage. Quand brusquement, des coups retentissent. Quelque chose ou quelqu’un tambourine à la porte de l’ambulance bloquée à quelques mètres. Le bruit augmente, l’ambulance tangue, et tout à coup les portes s’ouvrent. Une ombre s’échappe. S’envole en fait. Ce qui s’est enfuit est une créature mi-homme mi-oiseau aux énormes ailes. Sa présence sème le chaos dans les rangées d’automobilistes quelques minutes, mais très vite tout rentre dans l’ordre. Cette étrangeté ne l’est que pour nous. Dans le monde décrit par le film, ce phénomène s’est déjà produit.
On pourrait lister d’autres scènes stupéfiantes : une poursuite effrénée à travers les champs, une fête de village cauchemardesque, un homme-aigle qui tente de dompter ses pouvoirs dans la forêt… Mais le film de Thomas Cailley (Les Combattants) est entièrement contenu dans cette ouverture. Un morceau de bravoure virtuose qui prévient direct le spectateur : ce que vous allez voir est un pur film ado, mais aussi un mélo réaliste, une pépite fantastique et une allégorie de notre époque (écologique et sociale). En bref, un vrai film mutant. Avec l’apparition de la créature, le réel s’est fait dévorer par le genre ; et ce glissement, cette mutation, est précisément le projet Règne animal. On comprend vite que dans l’univers de François (le père joué par un Duris exceptionnel) et d’Emile (le fils, Paul Kircher, subtil et intense) une étrange épidémie touche de nombreux individus. Des gens se métamorphosent inexplicablement en bêtes sauvages (de la pieuvre au loup en passant par les rapaces) et une fois transformés, la société décide de les enfermer. Si François est en voiture c’est qu’il doit aller voir sa femme devenue elle-même animal : père et fils s’apprêtent à déménager pour l’accompagner dans un centre spécialisé. On va alors suivre le déracinement des deux hommes, puis leur tentative de retrouver la femme disparue au cours d’un accident, avant une nouvelle bascule. Car Emile se met à muter à son tour, et sa transformation va faire vriller le film vers l’épopée intime…
La première force du Règne animal tient à ce changement de ton et de registre constant. Uniquement accroché à sa trajectoire émotionnelle, Cailley passe en un plan du merveilleux à la tragédie, de la fable au polar ou de la comédie au fantastique. Son horizon de cinéma est aussi riche que varié et on sent l’influence de Shyamalan, de Spielberg et de Carpenter autant que celle de Franju. Pour autant l’ensemble ne ressemble jamais à une bonne franquette geek. On a dit mutant, il faudrait mieux dire hybride comme Cailley nous l’explique ailleurs dans ce magazine. Parce que la vraie puissance du film tient à la manière dont le cinéaste harmonise, digère toutes ces influences. Jamais le plaidoyer écolo ne prendra le pas sur le merveilleux, et l’interrogation philosophique et sociale (Le Règne Animal synthétise les questionnements de Bruno Latour et de Baptiste Morizot) ne viendra pas écraser le film de genre. C’est sans doute que tout cela est drivé par un geste de cinéma hallucinant et surtout par des personnages qui restent constamment le cœur du projet. Par quel diablerie un cinéaste français a-t-il pu déjouer tous les pièges de l’industrie et accoucher d’un spectacle pareil ? C’est la question qu’on se pose depuis qu’on a découvert le film à Cannes. Mais pour l’instant, un conseil : trouvez-vous une place dans la petite bagnole de Romain Duris, accrochez votre ceinture, et préparez-vous au choc. Le Règne animal est un chef-d’œuvre étourdissant.