Toutes les critiques de Emilia Perez

Les critiques de Première

  1. Première
    par Thierry Chèze

    Ce fut l’un des sommets du festival de Cannes 2024. Emilia Perez en est reparti avec une double récompense : un prix d’interprétation féminine collective et le prix du Jury qui a permis à Jacques Audiard de compléter sa collection de trophées cannois après le Grand Prix d’Un prophète en 2009 et la Palme d’Or de Dheepan en 2015. Mais son dixième long métrage n’a rien d’une redite. Il traduit une fois encore un désir de ne jamais se reposer sur ses lauriers, de se confronter à des univers inédits, après le western avec Les Frères Sisters et la comédie sentimentale avec Les Olympiades.

    Sauf que Emilia Perez va plus loin, plus haut, plus fort. Une comédie musicale autour d’un baron de la drogue mexicain désireux de changer de sexe. Rien que ça ! Mais pas uniquement ça ! Un pari fou dans lequel Audiard mêle – sans mauvais jeu de mots – les genres avec une dextérité inouïe. Le chant, la danse, la tragédie grecque, le film d’action qui défouraille, le film de narcos, le mélo… Entrer dans Emilia Perez est la promesse d’un voyage inouï, spectaculaire, trépidant pendant 2h10 sans temps mort. Le récit s’ouvre sur Rita (Zoé Saldana), une avocate précaire forcée de mettre son talent au service de la défense de criminels qu’elle enrage de réussir à faire acquitter presque à tous les coups. Et dont la vie bascule la nuit où elle se fait kidnapper par ce narcotrafiquant, Manitas, pour l’aider à changer de sexe et devenir Emilia, la femme qu’il a toujours été au fond de lui, après s’être fait passer pour mort auprès de sa famille. Changer de sexe donc mais aussi de nature car dans un geste de rédemption, Emilia va créer une association de bienfaisance apportant son aide aux victimes des narcotrafiquants tout en se débrouillant – toujours avec l’aide de Lisa – pour réunir à ses côtés sa femme (Selena Gomez) et leurs enfants en se faisant passer pour une parente éloignée.

    Drogue, violence, transition de genre… Emilia Perez s’inscrit pleinement dans son époque donc mais ici, les sujets sont au service du film et pas l’inverse. Nulle trace de message à marteler. Juste du cinéma. Rien que du cinéma. D’une fluidité scénaristique dingue au vu de la multitude de rebondissements qui s’y produisent, d’un premier degré assumé et tellement rafraîchissant dans une époque de cynisme roi. D’une qualité musicale renversante grâce aux mélodies si divinement ourlées par la chanteuse Camille et son compagnon Clément Ducol (jusqu’à une revisitation des Passantes de Brassens en espagnol qui vous déchire le cœur dans la toute dernière ligne droite), aux chorégraphies puissantes de Damien Jalet qui accompagnent, bousculent, dynamisent le récit sans l’écraser et qui symbolisent au fond ce qu’est Emilia Perez. Un film qui ne gonfle pas ses muscles mais ouvre les cœurs.

    Et cela, il le doit aussi à l’incarnation de ses héroïnes. Le trait commun à tous les films d’Audiard, celui qui a révélé Tahar Rahim, Karim Lekou, Reda Kateb et offert quelques- uns des plus beaux rôles de leur carrière à Marion Cotillard, Vincent Cassel, Romain Duris, Matthias Schoenaerts... Dès le premier plan d’Emilia Perez, on a le sentiment de redécouvrir Zoé Saldana, la superstar d’Avatar à qui personne avant Audiard n’avait confié un rôle aussi riche de pleins et de déliés. Et si on peut aussi saluer les compositions de Selena Gomez et Adriana Paz, il y a dans ce quatuor une figure de proue évidente. Une actrice dont le destin vient de basculer : Karla Sofia Gascon qui, comme le personnage qu’elle incarne, fut aussi un homme avant sa transition en 2018. Dès qu’elle paraît à l’écran, tout prend une autre dimension. Son personnage, le cadre, ses partenaires, l’histoire qui nous est raconté. Elle n’est pas près d’oublier ce rôle et ce film. Nous, non plus !