"Ce qui fait notre force, c’est de toujours vouloir aller vers l’inconnu."
Mise à jour du 23 octobre 2023 : Retour sur la filmographie des réalisateurs John Musker et Ron Clements, à qui l'on doit quelques uns des plus grands classiques de Disney (Basil détective privé, Aladdin, Hercule, La Petite sirène...), à l'occasion de la rediffusion de l'excellent Vaiana, ce lundi sur W9. Ils avaient présenté les premières images de ce film d'animation lors du festival d'animation d'Annecy, en 2016, et accepté de revenir pour Première sur leur captivante carrière en duo. En attendant de les retrouver demain soir, nous repartageons leurs propos.
Vaiana : "Pour capturer la réalité, il faut faire plus fort que la réalité"
Article du 24 novembre 2016 : Les premiers, les derniers. John Musker et Ron Clements, 62 et 63 ans, ont participé au réenchantement de l’animation Disney dans les années 80-90 et sont parmi les ultimes garants d’un esprit Mickey "à l’ancienne". Retour sur la filmographie de deux vétérans, qui s’attaquent à l’animation 3D pour la première fois avec Vaiana, la légende du bout du monde. Et pourraient bien redéfinir le film animé pour les années à venir.
Basil, détective privé (1986)
Longtemps resté dans les limbes du development hell, l'adaptation de Basil of Baker street, variation sur Sherlock Holmes avec des souris et des rats, est finalement sauvé au début des 80's par Ron Clements, dont ce sera le premier vrai long-métrage. Tout est là : sens du rythme et de la mise en scène, feeling aventureux, génie des moments musicaux, gros segments d'hommages au grand cinéma. Au départ, John Musker devait réaliser le film avec Burny Mattinson. L’enfer de production qu’a été le film (on est au milieu des 80's et la prise de pouvoir de Michael Eisner et Jeffrey Katzenberg chez Disney va se faire dans la douleur) les a obligés à se lancer à quatre dans l’aventure, Ron Clements compris.
Ron Clements : L’animation chez Disney était dans une période difficile au début des années 80 et on se demandait même si l’aventure allait continuer. Une très grosse crise, pour résumer. Taram et le Chaudron magique coûtait très cher et beaucoup n’aimaient pas la direction que prenait le film. J’ai pitché Basil, détective privé à ce moment-là et il se trouve que l’idée d’adapter Sherlock Holmes en film animé était déjà dans l’air. Heureusement, ils ont trouvé que ma version avait de l’intérêt.
John Musker : Mais il a fallu le faire en deux fois moins de temps que prévu !
Clements : (Rires) Michael Eisner et Jeffrey Katzenberg sont arrivés à cette période, en 1984. On est passé par beaucoup de phases de réécriture, ils trouvaient que ça manquait de rythme. Le budget a été largement réduit et il a effectivement fallu travailler très rapidement pour tenir la date de sortie. Avec du recul, je trouve qu’il y a beaucoup de noirceur dans ce film. Mais c’était le début de quelque chose pour nous et pour Disney. Les prémices de ce qu’on appelle aujourd’hui la "renaissance".
Musker : Sans Basil, on n’aurait jamais pu faire La Petite Sirène. On ne le remerciera jamais assez !
La Petite Sirène (1989)
Musker et Clements transforment le conte d’Andersen en pur film Disney (la princesse, les chansons inoubliables…), avec une poésie visuelle insolente. À l’origine, Clements pitche le film à Jeffrey Katzenberg, alors président de Disney Animation. Refus poli : l’idée est trop proche de Splash, dont une suite est en développement. Coup de théâtre le lendemain, quand Katzenberg décide finalement de valider le projet en même temps qu’Oliver et Compagnie. Les débuts de la renaissance de Disney, un second âge d’or qui a laissé des traces dans la mémoire collective. Et le premier vrai film en duo de Musker et Clements, qui ne se lâcheront plus par la suite.
Musker : On voulait juste faire un bon film ! Un conte de fées, ce qui n’avait pas été fait depuis trente ans.
Clements : On faisait partie d’une nouvelle génération, on était encore jeunes. John et moi sommes des baby boomers, on n’a pas connu Walt Disney mais il nous a inspirés. Et en même temps on voulait faire notre propre truc, prouver qu’on pouvait y arriver.
Musker : On ne savait pas si notre enthousiasme allait être partagé par le public. Et aux previews, le retour a été incroyable. Peter Schneider, le patron de l’animation à ce moment-là, parle à Steven Spielberg qui lui dit que ça va faire 100 millions de dollars au box-office. "Quoi ? Mais aucun film d’animation n’a fait ça !"
Clements : Même 60 millions, c’était délirant !
Musker : Jeffrey pensait que ça n’allait pas aussi bien marcher qu’Oliver et compagnie, qui était sorti juste avant, parce que c’était "un film pour les filles"… Ça m’a étonné, je n’avais jamais envisagé ça sous cet angle. Et c’était faux, bien entendu. Finalement, on a été dépassé par le succès. J’ai vu Jeffrey sortir de la preview, il avait des dollars à la place des yeux ! "Il va falloir marketer le film différemment parce qu’il y a quelque chose là".
Aladdin (1992)
Musker et Clements sont sur un nuage mais ne se reposent pas sur leur lauriers. Direction la comédie pur jus avec l’adaptation délirante d’un autre contre, Aladin ou la Lampe merveilleuse. Une folie avant-gardiste, avec un génie qui brise le quatrième mur en permanence. Résultat : un film qui va faire durablement bouger les fondations pourtant solides de Disney. Le succès est immense mais la pré-production est compliquée par Katzenberg, pas du tout convaincu par de nombreux détails du scénario.
Clements : C’était un risque. Bon, c’est facile de dire ça maintenant que c’est devenu un succès mais c’était vrai. Le ton était en rupture avec ce qui se faisait à ce moment-là, une vraie comédie. Aujourd’hui c’est monnaie courante dans l’animation, pas du tout à l’époque. Et pendant qu’on travaillait sur Aladdin, La Belle et la bête sortait. Ça nous a un peu fait peur, on se demandait si ce qu’on faisait n’était pas totalement déconnecté.
Musker : Mais on était beaucoup plus confiants parce qu’on avait le succès de La Petite Sirène derrière nous. Jeffrey a beaucoup critiqué ce qu’on faisait durant le processus de création du film, mais on lui répondait : "On a fait La Petite Sirène, laisse-nous tranquilles !" Je me souviens qu’à l’époque, on nous avait donné le choix entre trois films, dont une adaptation du Lac des cygnes et King of the Jungle (NDLR : qui est devenu Le Roi lion). Il y avait une base d’histoire, dont on s’est emparé. Et Jeffrey l’a fait de nouveau réécrire ! Aladdin avait une mère, il était plus jeune… Il a fallu le transformer en gamin un peu plus âgé et intrépide. Après la sortie, j’ai compris quelque chose : la qualité reste le meilleur business plan. On ne peut pas prévoir le succès.
Hercules (1997)
Juste avant de quitter la boîte, Katzenberg refuse à Musker et Clements la première version de La Planète au trésor et une adaptation de Don Quichotte. Coup de chance, le duo tombe sur une ébauche de scénario d’Hercule, centré sur le légendaire demi-dieu, et décide d’adapter la mythologie grecque à sa sauce, avec l’aval du patron de l’époque. Toujours aussi axé sur la comédie mais visuellement à part, le film doit beaucoup à Gerald Scarfe, illustrateur que Musker et Clements ont remarqué en 1993, alors qu’il signait une couverture de Time magazine sur les Beatles. Ils le feront embaucher.
Clements : On sortait d’Aladdin et ça allait plutôt pas mal pour nous (rires). Mais on sentait bien que la période faste était terminée, l’atmosphère était différente. On avait commencé à explorer l’idée de La Planète au trésor qui était dans les tuyaux depuis un moment déjà, mais le projet faisait du sur-place. L’idée d’Hercule a été pitchée par l’animateur Joe Haidar et ça nous a intrigués. La mythologie était très éloignée de tout ce qu’on avait fait. Et Hercule, un demi-dieu, semblait être un personnage intéressant, entre deux mondes. C’était notre moyen de faire un film de super-héros : on était des fans absolus de comics. D’ailleurs je trouve que ça se ressent beaucoup dans le film.
Musker : C’est un mélange de super-héros, de film de sport et de screwball comedy, un genre qu’on adore. Ça nous semblait être quelque chose d’assez inédit dans le ton, une façon d’approcher la mythologie avec notre propre voix. Je crois que ce qui fait notre force, c’est de toujours vouloir aller vers l’inconnu.
La Planète au trésor, un nouvel univers (2002)
Surprenant mélange des genres, La Planète au trésor est un film extrêmement ambitieux. Trop, peut-être. Le long-métrage, qui combine l’utilisation de la 2D et la 3D, est un échec cuisant au box-office. Une déception pour le duo et plus particulièrement pour Clements, qui porte le projet depuis 1985. Une oeuvre en laquelle Disney n’a jamais vraiment cru.
Clements : C’était mon idée. J’ai pitché La Petite Sirène et La Planète au trésor en même temps. J’avais envie de faire L’Île au trésor dans l’espace. J’étais fan de science-fiction et des films Disney, et je voulais réussir à mélanger les genres. Avec un univers de fantasy très marqué.
Musker : C’était du steampumk avant le steampunk. Ce qui nous plaisait beaucoup également, c’était de pousser le curseur un peu plus loin chez Disney. Des bateaux dans le ciel, une complexité morale très développée, des personnages intrigants… On a travaillé extrêmement dur pour en arriver là. Ça n’a pas eu le succès qu’on espérait.
Clements : J’ai une relation profonde avec ce film, il revient de loin. C’était très dur de le voir faire un flop au box-office. Il faut dire qu’on était pris entre plusieurs feux, notamment la mésentente entre Roy Edward Disney (NDRL : le neveu de Walt Disney) et Michael Eisner, qui se battaient pour le contrôle de l’entreprise. On a un peu subi tout ça.
La Princesse et la grenouille (2009)
Devenu grand manitou de Disney, John Lasseter tente un grand retour de l’animation traditionnelle et fait revenir Musker et Clements à la maison (ils avaient quitté l’entreprise en 2005). Avec son feeling à l’ancienne inspiré de Cendrillon, le film est une féérie visuelle qui remet la princesse et la magie au coeur du débat. Le succès est mitigé et la 2D se mettra en sommeil deux ans plus tard chez Disney, avec Winnie l’Ourson.
Musker : John Lasseter était à 100 % derrière l’idée fait de faire le film en 2D, dessiné à la main. C’était une formidable opportunité de repartir dans cette direction, de bosser "à l’ancienne". En plus ça se passe à la Nouvelle-Orléans et l’ouragan Katrina a eu lieu six mois avant qu’on ne commence le film. On voulait célébrer la ville, sa culture, et tout ce qui fait sa diversité. La 2D était parfaite pour ça, c’était comme replonger dans la magie du passé. Je crois qu’on en avait besoin.
Clements : Avec La Princesse et la grenouille, on revenait à une formule plus traditionnelle des classiques Disney, ce qui était totalement approprié par rapport à l’histoire. Et c’était le premier film animé à la main depuis plusieurs années. On est toujours fans de ce style d’animation et on espère que ça reprendra à un moment. Je crois que Disney est toujours ouvert à ça, si le sujet correspond à ce style.
Vaiana, la légende du bout du monde (2016)
Exit la 2D, pour la première fois, Musker et Clements expérimentent l’animation par ordinateur, poussés dans cette voie par John Lasseter. Comme leur héroïne, ils naviguent à vue, apprennent petit à petit les règles complexes qui gouvernent cette nouvelle technologie. Une vibrante fable écolo sur une héroïne qui, pour une fois, n’a pas de prince charmant. Vaiana redéfinit les contours de l’animation et réussit à donner vie à deux éléments réputés indomptables dans l’animation 3D : les cheveux et l’eau. Un bond en avant. Époustouflant.
Musker : On cherchait le thème de notre prochain film et l’univers dans lequel il se déroulerait. Et j’ai toujours été intrigué par le Pacifique Sud. J’avais lu les livres de Melville et Conrad, vu les peintures de Paul Gauguin, et ça me semblait être un endroit visuellement stimulant, très riche. Aucun film Disney ne se déroule là-bas, à part Lilo et Stitch - mais c’était spécifiquement à Hawaï. John Lasseter a adoré cet univers mais il trouvait notre travail trop superficiel. Il voulait qu’on aille en plus en profondeur. Alors on est parti plusieurs semaines dans le Pacifique Sud, il y a quatre ans, pour s'imprégner de la culture, comprendre ce que ça veut dire de vivre sur une île.
Clements : L’idée de faire ce film en 2D m’a titillé. Mais la 3D s’est imposée logiquement. Parce que là-bas, il y a du volume partout dans le paysage et sur les visages des gens. C’est comme s’ils étaient sculptés, taillés dans la roche. L’idée d’utiliser l’ordinateur m’a semblé encore plus justifiée après m’être rendu compte de ça. Et l’animation de l’eau à elle seule imposait la 3D. C’était un challenge. Il a fallu expérimenter, tenter des choses. Mais le résultat est au-delà de toutes nos espérances.
Propos recueillis par François Léger
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