Jude Poyer, action man
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Comment conçoit-on une bonne scène de combat ? Mode d'emploi avec un pro de la castagne, que ce soit en série ou au cinéma.

Furies montre le savoir-faire français en matière d’action. Pourtant, c’est un anglais qui a orchestré les scènes d’action démentes de cette nouvelle série. Jude Poyer a œuvré sur Gangs of London et Farang de Xavier Gens avant de coordonner les scènes d’actions de Furies. Ils nous dévoile les coulisses de ce métier méconnu.

Première : Quel était votre rôle sur le tournage de Furies ?

Jude Poyer : J'étais action designer. Cette question est plus compliquée qu’il n’y paraît parce que sur un plateau, il y a de grandes différences entre un chorégraphe, un directeur de l'action ou coordinateur d’action. A mes débuts, j'ai été cascadeur à Hong Kong pendant huit ans, et là-bas, le chorégraphe et le coordinateur des cascades sont plus impliqués dans la création de la séquence d'action. Moi, en tant que concepteur d'action, je ne me contente pas de chorégraphier les scènes. Je travaille avec toute une équipe. J'avais par exemple un coordinateur de cascades brillant sur Furies, Olivier Sa, qui s’est notamment occupé des problèmes de sécurité et d'autres aspects très concrets de ce genre. Du coup, je pouvais me concentrer davantage sur les aspects plus créatifs. Et cela implique non seulement la chorégraphie, mais aussi le montage de la séquence comme les mouvements de caméras. Sur Furies, pour certaines séquences, je faisais même office de directeur de deuxième équipe.

C’est-à-dire ?

Cédric (Nicolas-Troyan ndlr) tournait avec les acteurs et ensuite, je venais shooter une grande partie de la séquence avec les cascadeurs. Et puis dans certains des derniers épisodes, je dirigeais une unité d'action. C'est un peu comme un réalisateur deuxième équipe, mais pour l'action.

Pour résumer, on peut dire que vous avez conçu le design de l’action de la série et une bonne partie de sa réalisation ?

Oui, la façon la plus simple de décrire ce travail c’est de parler de concepteur d'action. Il ne s'agit pas seulement de chorégraphie, il faut également penser à la caméra, à l'esthétique générale de la séquence, à la cohérence d’ensemble qui doit toujours (et j’insiste beaucoup là-dessus) correspondre à la vision du réalisateur.

Furies
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La coordination des cascades relève donc autant de la gestion, de la production, de la réalisation que de l'action pure ?

Difficile de donner une réponse simple. Les rôles se recoupent beaucoup. Je suis coordinateur de cascades depuis près de 20 ans. Avant cela, j'étais cascadeur. En tant que coordinateur de cascades, vous aurez toujours votre mot à dire sur l'esthétique de la scène ou sur la manière de faire fonctionner les choses en toute sécurité pour la caméra. Mais le travail du coordinateur consiste avant tout à assurer la sécurité de l'équipe.

La semaine dernière, j'ai terminé de travailler sur un film au Royaume-Uni, un drame. J'étais le coordinateur des cascades. Le DP était Sean Bobbitt, un très grand directeur de la photographie. Là, je ne me suis pas occupé de savoir où allait être placée la caméra. Je ne leur ai pas dit comment monter la séquence. Dans ce cas précis, je leur ai simplement donné des suggestions sur la chorégraphie, puis je je me suis assuré qu'elle ne présentait aucun danger pour les acteurs. Sur Furies, c’était différent : j’étais assisté par un coordinateur de cascades mais comme Olivier est aussi chorégraphe, s'il me donnait une idée pendant la chorégraphie, je l'utilisais… C’est donc très variable.

Comment travaillez-vous avec un réalisateur ?

Pour moi, tout commence par le scénario et les personnages. C'est la chose la plus importante. Je dois me faire une idée des personnages, de leurs émotions, de leur histoire. Ensuite, lorsque je lis le script, s'il décrit une séquence de combat ou une fusillade, j'ai tendance à considérer la description comme la ligne directrice de ce qui va se passer. Ce sont des informations qui doivent être partagées avec le public, mais aussi des indications de ce que l’on doit ressentir. Enfin, je fais part de mes impressions au réalisateur pour voir si nous sommes sur la même longueur d'onde et j’essaie de savoir ce qu'il veut précisément.

Vient alors une phase de discussion. Parfois, le réalisateur a des choses très précises à inclure ou un style visuel très spécifique. Parfois, il veut voir ce que je propose. Et puis à la fin il faut que tout cela fonctionne (rires).

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Ca paraît compliqué. Il vaut mieux partager des références esthétiques communes ou des horizons de cinéma non ?

J’avoue que, en terme d’action, parler la même langue que le réalisateur aide énormément. Je travaille souvent avec Gareth Evans. C’est génial de bosser avec lui parce que Gareth a grandi en regardant le même cinéma que moi. Il a ingurgité tous les films de Hong Kong. Nous avons des références similaires. Et lorsque je conçois des scènes d'action avec Gareth, nos conversations sont à la fois très animées et très fluides. Xavier Gens est un autre réalisateur avec lequel j'ai travaillé à plusieurs reprises. Pareil, on a les mêmes références. Je peux dire à Xavier : « Tu te souviens de la scène de la roulette russe dans Sonatine ? » ou bien « Et si on refaisait la fusillade du bar ? » et il sait immédiatement de quoi je parle.

Sur Furies, Samuel Bodin et moi avions des horizons créatifs également très similaires. Nous pouvions parler de John Woo ou de John Carpenter et savoir immédiatement à quoi nous faisions référence.

Concrètement ?

Pour une séquence d'action, mon équipe et moi faisons une chorégraphie, puis je tourne une prévisualisation, dans une petite pièce ou sur le lieu de tournage. Nous utilisons une petite caméra et mon ordinateur et je fais une version basse def et sans budget de la séquence.

Je déteste vraiment la façon américaine de travailler et de filmer l'action. Là-bas, on se contente de chorégraphier la scène, puis on filme sous plusieurs angles de caméra et le monteur doit ensuite assembler le tout. Ma méthode de travail est plus proche de celle de Hong Kong, où chaque plan, chaque point de montage est motivé et a un sens. Et puis il y a un rythme et une dynamique différente. C'est beaucoup plus musical.

Gangs of London
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Quelles sont vos idoles, vos maîtres en termes d'action ?

Lorsque j'étais enfant et adolescent au Royaume-Uni, j'ai vu beaucoup de cinéma asiatique. Si je ne dois retenir qu’un nom, je dirais Sammo Hung. Pour moi, c'est le maître des chorégraphes et des réalisateurs d'action moderne. Qu'il réalise une comédie, un film de Kung Fu ou un pur film d'action, on a toujours l'impression que ses combats sont pensés, qu’ils ont un sens. Ses personnages ont une intention. Chez d'autres réalisateurs, on a plus souvent le sentiment qu’il s’agit d’une simple chorégraphie.

Sammo c’est plus que ça. J’adore sa manière de cadrer, de déplacer la caméra ainsi que la manière dont il monte une scène. Il a vraiment eu une énorme influence sur moi. Et puis, Sammo, c’est l’humour. C’est très important de mettre de l'humour dans l'action, même si le ton général du film est sérieux. Il ne s’agit pas de changer le ton de la série ou du film sur lequel je travaille. Mais l'humour est présent dans toutes les situations de la vie. J'essaie toujours de l’incorporer aux projets sur lesquels je travaille. Dans Furies, comme dans Farang, il y a des touches d’humour (la scène de l’ascenseur parexemple). Si le public peut se détendre un peu malgré l'intensité des enjeux ou du moment, c'est gratifiant.

Et à part Sammo Hung ?

Évidemment John Woo. C'est un virtuose de la caméra, et j’aime la manière dont il étire la durée des plans.

Il y a aussi chez lui, un certain romantisme dans l’action. Ca apparaît parfois dans Furies.

Je suis content que vous l’ayez remarqué. J'ai mis cela dans certaines scènes notamment avec les armes. Toujours pour la même raison : dans la vraie vie, des gens qui se tirent dessus, ce n'est pas très beau. J’ai le sentiment qu’un film doit transcender la réalité. C'est une version accentuée, légèrement comique, un peu stylisée du réel. Donc comme le reste, l'action doit être stylisée. Oui, il y a du John Woo dans certaines scènes d’action, précisément pour cette raison et surtout à la fin. Mais dans Furies, j'ai rendu hommage à beaucoup de cinéastes qui comptent pour moi. Si vous aimez John Woo, si vous aimez John Carpenter, James Cameron, vous verrez les références. Il y a même un petit hommage à Casino.

Ces gens sont mes modèles et je m'inspire d'eux de la même manière que John Woo s'inspirait de Sam Peckinpah. Et je dois dire que, même si je travaille avec lui et qu'il est l'un de mes amis les plus proches, Gareth Evans est quelqu'un qui m'inspire beaucoup. Je pense souvent à la façon dont Gareth aborde l'action. Mais au-delà de ces hommages, j'espère vraiment que le public qui regarde Furies sentira que l'action est cohérente, fidèle à l'univers de la série, et qu'il croira que les personnages sont en train de la vivre.

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Il y a un cinéaste dont vous ne parlez pas et auquel on pense pourtant beaucoup en regardant la série, c'est Corey Yuen…

Ah génial ! Le combat dans la prison était totalement inspiré de son travail, Nous savions qu'il y aurait un combat dans une prison, et mon cerveau s'est mis à s’emballer… J’ai travaillé avec Corey Yuen, sur trois films. Enter the Eagles, So close, et Blood : the Last Vampire. Sur ce film, c’est Chris Nahon qui réalisait, Corey dirigeait les séquences d'action. J’admire son travail. Et j'aime la façon dont il se concentre sur le flux et le rythme d’une scène. C'est l'un des aspects de l'action qui est parfois négligé : la musicalité. Corey sait faire ça magnifiquement.

Si vous regardez le cinéma de Hong Kong, la plupart des concepteurs d'action et des coordinateurs de cascades ont suivi une formation à l'opéra. Si vous écoutez de l'opéra chinois, vous verrez que le déroulement de l’histoire et la musique sont toujours soutenus par des rythmes de percussions. Tambours, cymbales battent en rythme. Or, regardez les films de Jackie Chan comme Mr. Dynamite, si vous écoutez l'action sans regarder l'écran, vous pouvez entendre la musicalité de la scène. Je tenais vraiment à travailler cette dimension dans Furies.

On parle beaucoup de l’Asie et des acteurs et réalisateurs hongkongais, mais comment s’est déroulé votre travail en France ?

Les réalisateurs de Furies m'ont contacté, après avoir vu Gangs of London, la série sur laquelle j'ai travaillé avec Gareth Evans et Farang, de Xavier Gens. J'ai tout de suite expliqué aux producteurs que le tournage est important, que le casting est essentiel, mais que j'ai surtout besoin d'une bonne préparation pour que, lorsque on arrive au tournage, on sache exactement ce qu’on va faire, plan par plan. C'est un processus plus coûteux - il y a beaucoup de préproduction et il faut faire intervenir les cascadeurs en amont - mais c’est à ce prix là que la série sera crédible. On vit désormais dans un monde où l'on ne peut plus dire qu’une scène d’action est bonne « pour une série télévisée britannique ou française ». Tout est mondialisé. Je veux que les spectateurs américains et asiatiques, s'ils regardent Furies ou Gangs of London, soient impressionnés, et que l'action soit à la hauteur des normes internationales.

Et donc votre expérience en France ?

Formidable ! Les acteurs comme Lina, Marina, étaient tous enthousiastes et voulaient faire eux-mêmes leur scènes d’action. Par ailleurs, la France a de très très bons cascadeurs. J’ai amené certaines spécificités et une exigence qui les a motivées… Parfois, alors qu’ils tournent, je suis déjà en train de faire le montage sur le plateau. Ca permet d’être hyper réactif.

A certains moments, je montrais la vidéo au cascadeur et je lui disais : « Ta technique est géniale. La façon dont vous êtes tombés est parfaite, mais le rythme est légèrement décalé. » On ajustait et on refaisait une prise. C’est là où je parle d’exigence… A la fin de chaque journée, nous avions un montage de ce que nous avions tourné. L'équipe, les acteurs et les cascadeurs pouvaient voir ce que nous avions fait. Pourquoi on avait demandé d’autres prises d’une scène par exemple… Lorsqu’on voit le produit final, j'espère que les gens se disent que cela en valait la peine.

Furies Netflix
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Vous parliez des acteurs français… Vous avez travaillé avec Jackie Chan et d’autres spécialistes de l’action. Quelle différence y-a-t-il entre travailler avec des gens qui sont formés à l'action et des gens qui ne connaissent pas nécessairement tous les les secrets de ce métier ?

Il faut être réaliste. Si vous avez quelqu'un comme Jet Li qui est un champion de Wushu, qui est un artiste martial depuis son enfance, alors vous en profitez. Dans Farang, nous avions Nassim (Lyes) qui est un kickboxeur de haut niveau. On a chorégraphié en fonction de ses capacités de combattants, d’acteurs mais aussi en fonction de la nature de son personnage. Pour le reste, le plus important, c’est de connaître les capacités du comédien. Si vous chorégraphiez sans savoir qui va faire l'action, quelles sont ses capacités physiques, vous vous exposez à des problèmes.

Pour Furies, dans le cas de Lina, elle n'est peut-être pas une artiste martiale, mais elle a une formation en danse. Elle comprend donc la chorégraphie, le rythme et l'expression des émotions à travers les mouvements du corps. Et elle est aussi très souple. Olivier Sa, Mounia Moula, une cascadeuse française, et moi-même lui avons fait passer une sorte d’évaluation. Après on a réfléchi toutes ses scènes en fonction du personnage. L'actrice est capable de faire ça, le personnage a besoin de faire ça… On a conçu l'action, et réparti les scènes entre ce que l’actrice pouvait faire et ce que devait gérer sa doublure.

Vous avez utilisé beaucoup de doublures ?

J'aime utiliser des doublures, mais j'aime aussi que les acteurs fassent tout ce qu'ils peuvent pour que le public y croie. Lina s'est entraînée dur avec Olivier et Mouna. Elle a géré de nombreuses scènes elle-même, mais nous avons fait venir une cascadeuse d'Allemagne, Claudia Heinz qui a travaillé sur Black Widow et Matrix Resurrections - c'est l'une des meilleures cascadeuses au monde et son travail sur Furies est sensationnel.

Et pour Marina Foïs ?

Marina n'avait jamais fait de film pareil avant. Mais elle a été très sérieuse, très impliquée et elle s'est beaucoup investie. Elle ne s'est pas contentée de venir pour toucher un cachet. Elle voulait vraiment que l’on croit à son personnage. Elle voulait donc comprendre ce qu’on faisait. Je ne lui parlait pas comme à un athlète, mais je lui expliquait tout pour qu’elle comprenne les motivations des scènes, ce qui est en jeu au niveau psychologique et physique. L'un des rôles essentiels d'un concepteur d'action ou d'un coordinateur de cascades, c’est aussi de savoir comment parler aux gens. Et de ce point de vue là, du point de vue de l’échange, ce fut un vrai plaisir de travailler avec Marina. Elle s'investissait autant dans les scènes d'action que dans les scènes dramatiques, parce qu'elle considérait que l'action faisait progresser les enjeux dramatiques.

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