Cannes 2024 : les coups de coeur de Première
DR

Une petite sélection ? Un festival un peu mou ? Voire ! En douze jours, on en aura vu de toutes les couleurs. De l’action et du drame, du beau et du bizarre, du trans et du straight, de l’épique et de l’intime… Parce que c’est la moitié de (20)24 et qu’il faut bien choisir, voilà les 12 films que la rédaction retient de cette édition cannoise.

Emilia Perez de Jacques Audiard (Compétition)

Manitas est un trafiquant de drogue cruel qui décide un jour de faire appel à une avocate pour… changer de sexe. Manitas veut devenir Emilia. S’inventer une nouvelle vie (ou enfin trouver celle qu’elle désirait) et faire la paix avec elle-même et avec la société. 

Jusqu’au dernier jour, le film d’Audiard aura fait l’unanimité sur la croisette. Oeuvre transgenre Emilia Perez mêlait comédie musicale, thriller, film de narco et love story dans un grand geste de cinéma aussi audacieux que premier degré, aussi enchanteur que terre à terre. Merveilleux et réalisme s’entrechoquent ici, s’équilibrent, et donnent au film sa forme bigarrée, complexe et pourtant immédiate.   

Depuis le début, Jacques Audiard ne fait que suivre des personnage en quête d’identité (Un prophète, De battre mon coeur…, Olympiades). Ici c’est encore le cas de son héroïne, mais c’est aussi l’enjeu de son cinéma, qui en traversant les genres et les registres, en refusant de respecter les règles ou les canons, trouve une forme inédite qui rappelle que son art a toujours été un ruban de rêves trempé dans le réel. Ce réel qui pousse ses héros (et son cinéma donc) dans un abîme de doutes, de pulsions taboues, pour mieux se régénérer à chaque fois. 

En salles le 21 août

Zoe Saldana, Karla Sofía Gascón dans Emilia Perez
Saint-Laurent Productions

The Surfer de Lorcan Finnegan (Séance de Minuit)

Nic Cage is back ! Huit ans après Dog Eat Dog de Paul Schrader à la Quinzaine, l'acteur est revenu faire un tour express sur la Croisette pour The Surfer, troisième film du très irrégulier Lorcan Finnegan (Without Name, Vivarium, The Nocebo Effect). Une séance de minuit quasi idéale où un père (Cage, donc) veut surfer avec son fils sur la plage idyllique de son enfance. Mais un gang de surfeurs locaux leur interdit l'accès à l'océan... Très amusant, ce huis clos en plein air (on ne bougera jamais de la plage et de son parking riquiqui) doit beaucoup à la performance downtempo de Cage, type obsédé par ce qu'on lui refuse et qui se clochardise à vue d'oeil à mesure qu'on le dépouille de ses signes extérieurs de richesse (ses lunettes de soleil, sa montre, sa bagnole...). Il y a quelque chose d’extrêmement réjouissant dans le sadisme avec lequel le traite Scally, leader des surfers et connard en chef, joué par un impérial Julian McMahon (gros plaisir de revoir la star de Nip/Tuck et Charmed). Vite, une date de sortie !

Nicolas Cage dans The Surfer
The Jokers

Anora de Sean Baker (Compétition)

L’un des films chouchous de Première (et de la presse internationale) a donc également tapé dans l’œil du jury, puisqu’Anora est reparti de Cannes avec le prix suprême. Une Palme d’or qui récompense la famille de cinéma dont vient la présidente Greta Gerwig – celle du ciné indépendant américain le plus contemporain et bouillonnant. Le réalisateur Sean Baker (The Florida Project, Red Rocket) confirme en tout cas sa lente ascension des dernières années avec ce conte de fées trash sur une travailleuse du sexe new-yorkaise (Mikey Madison) qui se marie du jour au lendemain avec l’héritier gentiment demeuré d’un oligarque russe. S’ensuit une tragi-comédie quelque part entre Ferrara et les frères Safdie, qui, sous son aspect déjanté et chaotique, dissimule un regard implacable et mélancolique sur un monde où tout, jusqu’à nos sentiments, est régi par la toute-puissance malade de l’argent.

Anora
Le Pacte

A son image de Thierry de Peretti (Quinzaine des Cinéastes)

Trente ans d’histoire du nationalisme corse, vu de côté, par le regard d’Antonia, une photographe et compagne d’un militant radical. Très (trop ?) théorique, d’accord, surtout quand le cinéaste se donne le rôle d’un prêtre engagé. Mais la puissance de A son image est indéniable. Comme Bertrand Bonello, Peretti shoote des scènes musicales dingues (le concert nationaliste, l’enterrement au son de Galaxie 500, le shooting avec les Béru…), et surtout observe avec une distance souvent terrifiante les mécanismes de la violence et de la virilité. Théorique donc, mais pas sentencieux. Radical mais surtout déchirant : un immense “ciné-roman” - comme on disait aux débuts du cinéma.

En salles le 4 septembre

A son image
Pyramide

Le Comte de Monte-Cristo de Mathieu Delaporte et Alexandre De la Patellière (Hors Compétition)

Il y avait du lourd cette année hors compétition. Le très épais Dupieux, le monstrueux Furiosa et puis ce Monte-Cristo, épique, incarné, virevoltant et tragique. Mathieu Delaporte et Alexandre De la Patellière revisitent le classique de Dumas en restant fidèle au texte mais en modernisant son interprétation. Mi superhéros (Monte Cristo, c’est Batman), mi metteur en scène (le héros règle sa vengeance, chorégraphie ses représailles), leur Comte de Monte Cristo a du souffle et évite habilement l’écueil du cinéma patrimonial. A cela deux raisons essentielles : le souffle et le mouvement qui animent constamment les personnages et la mise en scène (merci Rappeneau). Et les acteurs. Niney bien sûr, superbe quand il joue ce jeune homme naïf qui va tout perdre. Effrayant quand il devient ce ressuscité haineux, cet homme à l’âme rongée par son désir inaltérable de vengeance. Rôle sommet pour l’acteur, grandiose et vulnérable, cruel et déroutant, qui incarne toutes les facettes (et les incarnations) de ce personnage légendaire avec génie. Les interprètes qui l’entourent sont parfaits de veulerie, de fougue ou de sensibilité. Il faudrait tous les citer, mais gardons Laurent Lafitte, Anamaria Vartolomei (Haydée) et Pierfrancesco Favino (superbe Abbé Faria)...

En salles le 26 juin

Le Comte de Monte-Cristo (2024)
2024 CHAPTER 2 – PATHE FILMS – M6 - Photographe : Jérôme Prébois

Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof (Compétition)

Les déchirures d’une famille de la classe moyenne en Iran, alors que grondent au-dehors, sous les fenêtres de l’appartement et sur les écrans des smartphones, les premiers cris de révolte du mouvement "femme, vie, liberté"… Mohammad Rasoulof, le réalisateur d’Un homme intègre et du Diable n’existe pas, livre une vision au scalpel de son pays, à travers un récit en forme de métaphore, montrant l’opposition entre un père juge d’instruction dans un tribunal de Téhéran (et peu regardant sur les condamnations qu’il signe à tour de bras) et les femmes de son foyer, qui aspirent à plus de liberté. Impérieux, d’une précision de mise en scène absolue, le film glisse insensiblement du drame moral en huis-clos au thriller parano, et donne à voir et comprendre les effets provoqués par l’autoritarisme et la répression, dans les chairs, les cœurs et les consciences de ses personnages. Le grand film d’un cinéaste essentiel.

En salles prochainement

Les Graines du figuier sauvage
Pyramide

L’Histoire de Souleymane de Boris Lojkine (Un Certain Regard)

Tourné à l’arrache, dans le nord de Paris, sur la ligne Stalingrad-Château rouge, la puissance de ce film tient moins à son sujet qu’à son acteur Abou Sangare, un comédien non professionnel qui incarne le rôle-titre, celui d‘un exilé guinéen à paris, livreur Deliveroo qui ne cesse d’être trimballé d’une microtransaction à une autre. Une livraison de pizza succède à une dette à récupérer, à une réservation de lit dans un refuge pour SDF ou à un faux récit à apprendre par cœur pour obtenir des papiers. Et Souleymane ne doit jamais dérailler. L’incarnation folle de Sangare crève l’écran et les yeux. A tel point que l’acteur a reçu le prix du meilleur acteur de la compétition UCR. Abou de souffle, littéralement.

En salles le 27 novembre

L'histoire de Souleymane
Pyramide Films

The Substance de Coralie Fargeat (Compétition)

Trois ans après le choc Titane, le fantastique fait son retour en force à Cannes. et une fois encore, c’est via une autre réalisatrice française biberonnée au cinéma de genre américain. Coralie Fargeat s’était déjà illustrée avec son premier long, Revenge (2017). Mais à la différence de Ducournau, elle se revendique plus de Verhoeven que de Cronenberg. A vrai dire, il y a trop de références dans The Substance pour le relier à un unique film. On pense ainsi à La Mouche, The Thing, Brain Dead, Carrie… La cinéaste digère et recrache tout à la gueule du spectateur, avec un jusqu’au-boutisme qui force l’admiration. 

Cette farce horrifique sur une actrice vieillissante qui se crée un double jeune et joli avec qui elle partage sa vie (une semaine chacune) est aussi jouissive qu’elle en dit long sur la société du spectacle, et la société tout court. Fargeat parle le langage du cinéma : elle montre, sans dire, à travers des plans d’une limpidité et d’une précision hallucinantes. Et on sent que Demi Moore et Margaret Qualley ont pris beaucoup de plaisir à se laisser filmer (même si le tournage a été éprouvant). Ce trip délirant a laissé une partie de la rédac sur le côté (la frontière est mince entre le coup de cœur et l’écoeurement), mais ceux qui se sont laissés séduire l’aiment sans restriction. quoiqu’il en soit, The Substance aura clairement marqué ce 77e Festival de Cannes.  

The Substance
Universal Pictures / Working Title Films

Le Royaume de Julien Colonna (Un Certain Regard)

Cette année, la Corse s’est affirmée comme une terre de drame, et une terre de mythes. Dialoguant avec A son image de Thierry de Peretti, ce premier long raconte au mitan des années 90 la guerre des clans corses par un prisme original : la relation entre une ado de 16 ans et son père, chef mafieux condamné à une vie clandestine. Avec une maîtrise impressionnante (dans la mise en scène comme dans la conduite de son récit), Julien Colonna réussit le parfait mélange entre un film d’action intense et un récit de filiation qui fait la part belle aux regards et aux silences. Un anti-film de mafia donc qui révèle un cinéaste à suivre.

En salles le 30 octobre

Le Royaume
Ad Vitam

Parthenope de Paolo Sorrentino (Compétition)

A mi-festival, on a assis la beauté sur nos genoux et on l’a trouvée… renversante. Paolo Sorrentino raconte sur une vingtaine d’années la vie de Parthenope, jeune napolitaine à la grâce et à la jeunesse fulgurantes qui va tenter de comprendre le pouvoir de son charme (dans tous les sens du terme). A la fois fable existentielle (quel est le prix de la beauté ? Est-ce une malédiction ou un pouvoir ? Et qu’est-ce que cela révèle des hommes ?), mélo déchirant, ronde de personnages plus intrigants les uns que les autres, lettre d’amour à Naples et au cinéma, Parthenope est un film-monde, un voyage (une odyssée) temporel qui synthétise les deux pans de l’art sorrentinien. Le portrait de groupe quasi civilisationnel et les questionnements intimes et métaphysiques d’un cinéaste assoiffé d’absolu. Accessoirement, le film comporte les deux plus grandes scènes du festival : l’apparition du personnage principal (incarnée par Celeste Dalla Porta) et une séquence de suicide bouleversante. 

Parthenope - Celeste Dalla Porta
Gianni Fiorite

Anzu chat-fantôme de Yoko Kuno et Nobuhiro Yamashita (Quinzaine des Cinéastes)

Pas très mignon, ce chat-fantôme, digne cousin de Fritz le Chat et du Great Teacher Onizuka : décontracté et fêtard, juché sur un vieux scooter, amateur de bière, de panchiko et de prouts, il passe son temps à jongler entre les petits boulots (masseur, jardinier) tout en s’engueulant avec les habitants (humains et divins) du bled côtier où il vit. L’arrivée d’une jeune orpheline va le forcer à se secouer les puces, notamment lors d’un road trip aux enfers. Super pitch, non ? Adapté d’un manga du génial Takashi Imashiro par le vénérable studio Shin-Ei Animation (Doraemon) et le formidable studio Miyu (Linda veut du poulet, Saules aveugles femmes endormies), le résultat est très amusant, et prend totalement à rebrousse-poil les conventions “totoresques” de son sujet. Comme le dit Anzu, avec sa voix de grognon pas kawai du tout : Miaou.

En salles prochainement

Anzu chat-fantôme
Miyu Productions

Vingt dieux de Louise Courvoisier (Un Certain Regard)

Rendons fromage à Vingt Dieux. Ce fut l’une des propositions les plus singulières de ce festival, un premier long signé par une réalisatrice sachant dynamiser sa fiction par une dose de docu vibrant. Totone est un ado de 18 ans, fêtard, insouciant, qui se voit tragiquement rattrapé par la réalité. La mort de son père va l'obliger à trouver de l'argent pour pouvoir rester vivre à la ferme avec sa petite soeur. Pour cela, il se met en tête de remporter le concours... du meilleur comté de la région ! Dans cette coming of age story, en parallèle de l'apprentissage de la fabrication du fromage, Totone découvre le désir et surtout l'amour physique dans les bras d'une jeune agricultrice. Louise Courvoisier filme la ruralité avec une rare justesse. Son film est lumineux, joyeux, exalté, malgré tous les obstacles placés sur la route de son jeune héros. Et sa bande de comédiens - tous non professionnels - est littéralement irrésistible. Ce Petit paysan à la sauce Dumont - la foi en l'humanité en plus ! - a été récompensé du Prix de la Jeunesse dans la section Un Certain Regard. 

En salles le 11 décembre 

Vingt dieux - Affiche
Les Films du losange