Les musiciens ont proposé ce projet de comédie musicale au réalisateur, mais ce dernier y a mis beaucoup de lui-même.
Mise à jour du 18 mai 2023 : Ça y est, le festival de Cannes 2023 a démarré, et cet événement s'accompagne de nombreuses diffusions de films événements de la Croisette à la télévision. Notamment sur Arte, qui en proposera un inédit en clair : Annette, de Leos Carax. Une oeuvre portée par Marion Cotillard et Adam Driver, qui avait ouvert les festivités en 2021. Sa première scène, où le réalisateur et ses comédiens demandent en chantant au public s'ils peuvent démarrer le show, représentait alors tout un symbole : l'année précédente, le festival de Cannes avait été annulé à cause de l'épidémie de Covid-19.
Le palmarès des César 2022 : Illusions perdues et Annette triomphentCette première à Cannes fut donc mémorable, et quand le film est sorti sur discs quelques mois plus tard, Première a fouillé dans ses bonus et le livret l'accompagnant pour tenter de décrypter cette comédie musicale originale. Nous republions cet article pour patienter jusqu'à la première diffusion en clair d'Annette. A ne pas manquer.
Actualité du 9 décembre 2021 : Sorti cet été au cinéma, Annette est à présent disponible en DVD/blu-ray et en VOD (par exemple sur Première Max). Dans le communiqué de presse accompagnant le film, son réalisateur Leos Carax revient sur sa création, rappelant qu'il n'est pas à l'origine du projet. Ce sont les Sparks, groupe fondé par les frères Ron et Russell Mael, qui lui ont proposé cette histoire, puis lui ont envoyé plusieurs morceaux inédits afin qu'il mette en scène cette comédie musicale, racontant l'histoire d'amour tragique entre deux artistes, joués par Marion Cotillard et Adam Driver, qui mettent au monde une fillette extraordinaire, Annette.
C'est la première fois que le réalisateur des Amants du Pont-Neuf et de Holy Motors s'attaque à la comédie musicale, même s'il reconnaît avoir depuis longtemps eu envie de tourner ce type de film. Il n'a jamais osé sauter le pas, incapable de composer de la musique. Il explique aussi avoir tenté de respecter au maximum la vision du duo, tout en avouant avoir peu à peu mis beaucoup de lui-même dans cette oeuvre hors du commun. Voici quelques extraits de cet entretien qui éclaire une partie des mystères entourant Annette.
Notre critique d'AnnetteL'offre des Sparks
Leos Carax connaissait les Sparks depuis son adolescence : il a découvert leur musique peu après celle de David Bowie, à qui il rendait hommage dans son premier film, Mauvais sang.
"(J'ai rencontré les Sparks) un ou deux ans après la sortie de mon dernier film, Holy Motors (sur les écrans en 2012, ndlr). Dans une scène, Denis Lavant écoutait une chansons d’Indiscreet (leur album de 1975) dans sa voiture : How are you getting home ? Ils savaient donc que j’aimais leur musique. Ils m’ont contacté pour un projet musical. Une fantaisie avec le cinéaste Bergman qui se retrouvait piégé à Hollywood, empêché de quitter la ville. Mais ça n’était pas pour moi : je ne pourrais jamais tourner une chose située dans le passé, ni faire un film avec un personnage nommé Ingmar Bergman. Quelques mois plus tard, ils sont revenus avec une vingtaine de maquettes de chansons et l’idée d’Annette.
Il y a toujours eu l’opératique, du rock mais assez peu, et ce mix unique des Sparks. L’univers des Sparks, c’est la fantaisie pop, avec beaucoup d’ironie. Mais moi, je devais d’abord prendre tout ça au sérieux."
La fabrication d'Annette fut longue, notamment parce que ce projet en anglais demandait un budget plus conséquent que pour ces précédents films et devait en partie être tourné aux Etats-Unis, mais Carax a collaboré étroitement avec les Sparks. Devenant un proche du duo, il a accepté de chanter sur leur album Hippopotamus, en 2017, pour le morceau "When you're a French director" :
Annette : Leos Carax détaille la scène écrite spécialement pour RihannaPourquoi Leos Carax a d'abord refusé Annette
"J’ai immédiatement aimé les chansons. Me suis senti très chanceux, très reconnaissant. Mais je leur ai
d’abord dit non, je ne pouvais pas faire le film. J’avais des inquiétudes personnelles. Ma fille avait 9 ans à l’époque. Et même si les frères Mael ne savaient rien de ma vie — je crois —, des choses dans cette histoire auraient pu la troubler. Et puis est-ce que je voulais vraiment, pouvais vraiment, faire un film sur un si 'mauvais père', à ce moment là de ma vie ? Mais comme j’écoutais les chansons en boucle, ma fille a fini par les aimer autant que moi et à me poser des questions. En lui répondant, j’ai réalisé qu’elle comprenait déjà beaucoup de choses. Et que d’ici à ce que le film soit tourné — s’il l’était jamais — elle comprendrait mieux encore comment un projet de film prend naissance. Alors j’ai dit oui."
Leos Carax a perdu sa compagne Katerina Gobuleva, la mère de sa fille Nastya, en 2011. Nastya apparaît aux côtés du cinéaste dans la scène d'introduction et le film lui est dédié. Carax explique d'ailleurs qu'il était très important pour lui d'ouvrir le film avec son enfant, comme sur Holy Motors.
Marion Cotillard - Annette : "Leos vit son cinéma intensément""Je l’avais imaginée pour elle, moi et nos chiens — mais on n’a pas pu emmener les chiens à Los Angeles. Sur Holy Motors, c’était important d’être là avec elle au tout début. Sans doute pour me rassurer, après toutes ces années sans avoir fait de films. Comme si nous nous lancions dans un petit home-movie expérimental. Je vois ces deux derniers films comme des films expérimentaux. Annette en est un gros, Holy Motors un petit. Je les considère comme 'les films que j’ai faits depuis que je suis père'."
Respecter la vision des Sparks
Trailer de The Sparks Brothers d’Edgar Wright : "Le groupe préféré de votre groupe préféré""Comme ça n’était à l’origine pas mon projet mais celui de Sparks, Annette a vraiment commencé avec la musique, leur musique. Et même si je n’ai bien sûr rien composé, je me suis souvent senti plus compositeur que réalisateur — ce qui en fait avait déjà été le cas, souvent, sur mes films précédents. Je n’avais aucun acteur en tête et, surtout, aucune idée de comment filmer un bébé, de sa naissance à six ans... un bébé qui chanterait... Le film semblait impossible à faire.
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Une autre inquiétude était : comment créer Henry (le personnage joué par Adam Driver) ? Un Henry qui, malgré tout, me serait proche. Et quelle véritable relation père-fille pourrais-je imaginer, dans ce contexte d’"exploitation" ?
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La musique est une chose si intime. Je ne me voyais pas réaliser un film musical si je n’aimais pas chaque note de chaque chanson. Ça m’inquiétait beaucoup, surtout qu’on voulait le film entièrement en chansons. Les comédies musicales ont en général 10 ou 20 chansons —dont souvent, certaines ennuyeuses. Mais on devait créer pour Annette 40 chansons que je puisse voir, puis filmer. Et comment travailler la musique quand on n’est pas soi-même musicien ? Mais le travail avec Ron et Russell a été miraculeusement simple. Ils sont très inventifs, humbles, rapides. Et je connais leur musique depuis si longtemps... c’était comme retourner dans sa maison d’enfance des années plus tard —mais une maison sans fantômes.
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La ligne du récit est beaucoup plus traditionnelle que celle de tous mes autres films, je dirais. Cela vient des frères. Ils m’ont apporté ce conte sombre, que j’ai respecté, je crois.
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Le film avait été imaginé pour Los Angeles. Les frères y vivent, y sont nés. Pendant toutes ces années de préparation, on m’a proposé vingt fois de choisir une autre ville, parce que tourner là-bas coûte très cher. J’ai tenté d’imaginer d’autres villes, mais ça ne marchait pas aussi bien. Je voulais que Henry se déplace à moto comme un cow-boy entre deux mondes — le sien, celui d’Ann — et ça n’aurait pas du tout marché à New York, Paris, ni Toronto."
Les ajouts de Leos Carax
Attention, les citations qui suivent contiennent des spoilers sur Annette.
Le cinéaste reconnaît s'être finalement approprié l'histoire d'Annette. Il explique par exemple avoir choisi Adam Driver pour jouer le rôle principal car il lui trouvait des ressemblances avec ses comédiens principaux de Mauvais sang et Pola X, Denis Lavant et Guillaume Depardieu :
"Je vois un lien entre leurs interprètes : Denis, Guillaume, Adam. Avant tout, ce sont des garçons intéressants, et tous les acteurs ne le sont pas. Je n’avais vu Adam que dans la série Girls et je m’étais dit, comme le prince Mychkine quand il aperçoit Nastassia Filippovna pour la première fois : 'Quel visage extraordinaire !' Et aussi : un corps extraordinaire. Il me rappelait un peu Denis, alors qu’ils ne se ressemblent pas du tout. (...) Quant à leurs personnages, j’imagine que oui, ils partagent certains traits. Ils cherchent leur salut, mais ils détruisent.
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Les Sparks avaient écrit cette chanson, Ok, Ready? Laugh!, dans laquelle le public chante ses rires. Les seules paroles sont 'Ha ha ha ha!'. J’aimais beaucoup ça, alors j’ai donné plus de voix encore au public, pour que les spectacles deviennent par moments comme des duos entre lui et Henry. J’ai eu du mal à imaginer la chute en disgrâce de Henry. Dans le livret de Sparks, il avait simplement de moins en moins de succès, avec le temps. Mais je voulais que sa chute soit brutale. J’ai cherché ce qui pourrait vraiment mal tourner dans un de ses spectacles. (...) J’ai pensé : d’abord, il ne va pas faire quelque chose de terrible, il va seulement fantasmer une chose terrible, et le public ne le lui pardonnera pas — parce que la vérité, même pour un comique, a apparemment ses limites. Et alors il faut que Ann, elle aussi, fantasme une chose terrible, en rapport avec Henry. Lui a des visions d’elle agonisant encore et encore sur scène, et il joue avec l’idée de la tuer. Et elle rêve qu’il est accusé par six femmes des les avoir abusées."
La toute fin du film a été imaginée par Leos Carax. Une séquence en prison où Annette n'est plus une marionnette : elle prend vie et règle ses comptes avec son père, dont l'apparence physique évoque celle du cinéaste.
"C’est le côté Pinocchio du film — et la raison pour laquelle j’ai ajouté la dernière scène, en prison. Et la réalité est souvent celle-là : c’est à partir du moment où l’enfant commence à se débarrasser des adultes que la vérité de l’enfant débute. C’est ce que j’ai vécu. Et c’est pour ça que j’ai changé de nom à 13 ans. Je n’ai aucune envie que ma fille me rejette un jour, mais c’est comme ça que les choses se passent. Que l’enfance passe. Annette apparaît et elle dit : 'Oui, j’ai changé, et c’est fini. Maintenant, tu n’as personne à aimer.'
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Les films avec certitudes ne sont pas intéressants. Un film ne prend vie que lorsqu’on y met ses doutes et peurs. Qu’on s’y confronte à ce qui nous semble impossible, inimaginable. Comme le fait que notre propre fille puisse se retourner contre nous à jamais.
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Je me sens très proche d’Annette. C’est comme dans La Nuit du chasseur, mais elle n’a ni grand frère, ni Lilian Gish pour la protéger. Elle se retrouve vraiment seule face à cet homme-père. Le cinéma est fait pour l’orphelin en nous. Je me souviens de l’expérience, à mon arrivée à Paris, de découvrir des films, seul dans l’obscurité — surtout des films muets. Il y avait ces mêmes éléments dont vous parlez : libération et effroi. Être assis dans le noir, entouré de beaucoup de corps étrangers, face à quelque chose de bien plus grand que soi, quelque chose qui n’est pas sa famille... c’est très puissant."
L'édition blu-ray d'Annette comprend en bonus : un making-of sur la fabrication de la marionnette, une interview de Marion Cotillard et un CD des chansons phares du film. Voici sa bande-annonce :
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