Bad Lieutenant
Capture d'écran

Sorti il y 30 ans presque jour pour jour aux États-Unis, Bad Lieutenant et sa batterie d’excès de tout poil avait laissé plus d’un spectateur sur le carreau. En 2018, Première rencontrait son terrible maître d’œuvre à l’occasion de sa réédition.

Interview publiée à l’origine dans Première Classics numéro 14, avec Rocky en couverture, disponible sur notre boutique en ligne.

Pas commode, Abel Ferrara. Agité et bougon, le bonhomme alterne entre un débit de mitraillette et de longues pauses durant lesquelles il semble sonder votre âme. Le réalisateur s’enfile deux expressos et accepte enfin de parler de Bad Lieutenant, peut-être son œuvre la plus bizarre, la plus hardcore, dans une filmo qui respire pourtant le stupre à plein nez. En ce mois de juin 2018, Ferrara est de passage à Nantes pour le SoFilm Summercamp tandis que son film de 1992 est sur le point de ressortir en version restaurée. Un long métrage au tournage express (18 jours) dans les coins les plus glauques de Manhattan et du Bronx. « Le point de départ, c’est une bonne sœur qui avait été violée et mutilée à New York au début des années 80. Ça avait fait pas mal de bruit, il fallait absolument choper le mec qui avait fait ça », se souvient-il. Un fait divers sordide sur lequel Bo Dietl, le détective qui a retrouvé les coupables, revenait en détail dans son autobiographie One Tough Cop. Le bouquin a largement inspiré Ferrara et son amie la coscénariste et actrice Zoë Lund (morte d’une overdose à 37 ans) pour Bad Lieutenant. L’histoire d’un flic joué par Harvey Keitel, criblé de dettes, ripou et accro à à peu près toutes les substances, qui enquête sur le viol et le meurtre d’une nonne sur l’autel d’une église. Objet arty et poisseux carburant à l’urgence et à la déglingue, Bad Lieutenant se regarde autant comme un chemin de croix que comme une quête de rédemption. Du moins, c’est ce qu’on croyait avant qu’Abel Ferrara ne nous remette à notre place.

En revoyant le film, on redécouvre que le baseball est très présent. C’est un vrai fil rouge.
Abel Ferrara : Ouais, le baseball joue un rôle clé dans Bad Lieutenant. Aux États-Unis, on connaît tous ce sport sur le bout des doigts. On a grandi avec. On connaît tous les joueurs et on sait tout ce qu’il y a à savoir sur eux: qui est leur femme, leur copine. Qui trompe qui et avec qui. Qui est blessé. Qui prend des drogues. Qui sort boire des coups tard le soir dans les bars. Et donc, dans le film, on raconte une World Series [série finale de la ligue majeure de baseball] entre les Mets et les Dodgers qui n’a jamais eu lieu mais qu’on désirait tous. L’ambiance du baseball, le suspense, les joueurs présents... Tout est parfaitement plausible. Je sais pas si on était bons pour faire des films, mais putain, on s’y connaissait en baseball. (Rires.)

Le personnage d’Harvey Keitel était déjà bien chargé en addictions, pourquoi en avoir fait un parieur invétéré ?
Mon père était un bookmaker. C’était sa vie, et ce film est en partie son histoire. J’ai grandi avec ça et je déteste les paris depuis. Je n’ai jamais pratiqué. J’adore le sport mais je ne peux pas parier, parce que l’addiction de mon père a été vraiment compliquée à gérer pour ma mère et toute la famille. C’était le genre de mec qui doublait la mise à chaque fois On dit que, pour un parieur, la deuxième meilleure sensation après gagner est de perdre. C’est sans fin, et c’est ce que je voulais montrer.

Il y a évidemment beaucoup de drogues dans Bad Lieutenant. Ce n’est pas un secret que vous étiez héroïnomane...
À l’époque ?

Oui.
Ben ouais, c’est quasiment un documentaire sur ce que je prenais à ce moment-là.

Vous faisiez aussi le film pour vous faire peur ? Pour vous montrer jusqu’où vous pourriez aller si vous n’arrêtiez pas l’héroïne ?
Non, non, non. C’était ce que c’était, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? On n’analysait pas les films de cette façon, on les faisait sans se poser de questions. Le constat de notre petite bande, c’était qu’on avait des amis qui étaient accros à l’héroïne. Des amis alcooliques. Des amis qui prenaient de la cocaïne. Du crack. Des amis avec une addiction au jeu. Au sexe. Donc la blague – et en fait ce n’est pas une blague, mais pour nous ça l’était à l’époque –, c’était d’imaginer un mec qui cumulerait tout ça. Un type à fond dans toutes les addictions, pied au plancher. Mais avec un badge de flic qui lui servirait de sésame. Il pourrait faire ce qu’il voudrait. Les addicts ont normalement peur de la police. Pas lui.


On a tout lu sur Harvey Keitel à l’époque du tournage, notamment au sujet de sa dépendance à l’héroïne. La légende dit même que, pour la scène de shoot, il s’est vraiment fait une injection...
Non, je ne crois pas... Mais non, il était très... très... vous voyez... Non, il ne prenait pas de drogues... Bon, posez-lui la question, pas à moi, merde !

Il était vraiment adepte de la Méthode sur Bad Lieutenant ?
Vous m’avez déjà dit ça juste avant l’interview. D’où vous sortez qu’il aurait été dans la peau du personnage pendant tout le tournage?

D’un certain nombre d’articles. Mais je vous pose la question, peut-être que je me trompe.
Harvey est un acteur. Et sa façon de jouer lui ressemble beaucoup. (Long silence.) C’est difficile comme question. Est-ce qu’Harvey restait dans le personnage? À mon avis, la question est plutôt: « Quelle part du personnage venait de Harvey? » Mais est-ce si important, finalement?

Sûrement que non.
Faut que vous compreniez qu’on faisait tout au feeling. Avec mon chef opérateur, Ken Kelsch, on improvisait sur le terrain. Comme pour la scène où Harvey se masturbe devant les deux gamines : on était un vendredi soir à New York, on essayait de trouver un endroit où filmer, il commençait à pleuvoir, ça s’arrêtait... Mais on ne s’est pas pris la tête, je lui ai juste dit de mettre la caméra sur les acteurs et de les laisser bosser. Je voulais leur laisser de la liberté, voir ce qui allait se passer. On aime shooter vite et simple avec Ken, ça nous fait chier de tortiller du cul.

Cette scène de masturbation est sûrement la plus marquante du film, celle qui s’imprime dans les esprits.
Ouais, l’accueil du public a été très varié. Ça reste une scène infâme, alors forcément, ça peut provoquer un rejet. Au début, les gens trouvaient surtout que c’était long. Neuf minutes... (Rires.) On a shooté la bobine entière, on a tout utilisé. À l’époque, c’était courant, on ne tournait pas encore avec des caméras vidéo. Mais ça marche justement parce que ça dure. Je voulais des gens réels, du temps réel. Harvey connaissait l’une des deux jeunes actrices, je crois que c’était la baby-sitter de sa fille. Je lui ai demandé: « T’es sûr que tu veux tourner ça avec elle? » Ça n’avait pas l’air de lui poser de problème. Ma coscénariste Zoë Lund, qui joue aussi la femme avec qui Harvey se drogue, était avec nous ce soir-là. Par contre il ne fallait pas compter sur elle le matin. (Rires.)

Harvey Keitel n’était pas votre premier choix pour le rôle.
Non, effectivement. Je voulais Christopher Walken, avec qui j’avais tourné Kings of New York. Mais il m’a finalement dit qu’il ne pouvait pas le faire. Enfin, il aurait pu... Ç’aurait été un film très différent! Il m’a dit : « Jésus est un artifice littéraire galvaudé. » C’est une façon marrante de le formuler. Bref, j’avais compris le message. Mais on était bloqué. Quand Walken refuse ton film, tu prends qui ? Harvey Keitel est une belle solution, sauf que je ne le connaissais pas. L’acteur Victor Argo, qu’il aimait beaucoup, a joué les entremetteurs et lui a donné le script. Il a fini par accepter.

On raconte qu’il a pas mal tergiversé avant d’accepter.
Mais on s’en fout ! Walken et Keitel étaient juste un peu plus vieux que moi,une petite génération au-dessus. Et je les respectais à mort, ils étaient des maîtres pour moi.

Pourquoi le sujet de la rédemption vous intéressait autant?
Elle est où la rédemption dans ce film ?

Le personnage de Keitel semble essayer de sauver son âme...
On me dit ça tout le temps. Réfléchissez un peu : après s’être défoncé la tronche et s’être fait du mal non-stop pendant je ne sais combien de temps, il finit par voir Jésus. OK. Mais on parle de quoi en fait? D’une vision? D’un rêve? D’un trip dû à la drogue ?

Peu importe, son esprit lui dit d’aller vers autre chose.
Il veut changer ?

Exactement.
Mais où vous voyez qu’il change ?

Dans au moins deux scènes, quand il...
Donne le fric au môme.

Oui, et dans la séquence avec la bonne sœur. Il veut sauver son âme.
Mouais. Ce n’est pas exactement une rédemption. Enfin, espérons qu’il ait changé.

Ce n’était pas votre but de faire ressentir au spectateur qu’il y avait de l’espoir pour lui ?
Hum... (Silence.) C’est dommage, parce qu’on pourrait tourner Bad Lieutenant 2 et ça serait un film sacrément intéressant.

Ça raconterait quoi ?
Il y a plein de possibilités. Le mec ne s’est fait tirer dessus qu’une fois à la fin. 50 Cent s’est fait tirer dessus neuf fois et il est toujours vivant ! On pourrait commencer le film dans une ambulance, il serait entre la vie et la mort. Ou on pourrait le tuer et le film se passerait dans l’au-delà.

Vous avez l’air d’y avoir déjà réfléchi.
Mais non mec, putain on est juste en train de discuter... Mais bon, Harvey est toujours là, la plupart de ceux qui ont fait le film avec moi aussi. Je réalise toujours... L’idée d’un Bad Lieutenant 2 n’est pas totalement farfelue.

Très envie de voir ça.
Si je le réalisais ! Je ne suis pas sûr que ça vous tenterait si un autre s’y collait. Pas plus que si un putain de scénariste embauché par Edward Pressman écrivait le script [Pressman a produit en 2009 une sorte de remake de Bad Lieutenant se déroulant à La Nouvelle-Orléans, avec Nicolas Cage dans le rôle principal et Werner Herzog derrière la caméra. Ferrara ne lui a jamais pardonné.] (Silence.)  Mais vous savez ce qui me fait le plus chier avec cette version restaurée du film ?

Dites-moi.
On ne peut toujours pas utiliser la chanson Signifying Rapper de Schoolly D qui était dans le montage original. Ça me brise le cœur, et c’est de la faute de Jimmy Page. Il a porté plainte contre nous et Schoolly parce que la chanson est inspirée par Kashmir. Le film était cent fois mieux avec la musique de Schoolly. Je pourrais sûrement payer et avoir les droits, mais je ne veux pas donner cette putain de satisfaction à Jimmy Page. Pas question putain...

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