2010 : La sortie d’Inception faisait basculer Hollywood, le public et Christopher Nolan dans une autre galaxie, et le cinéma reprenait subitement ses droits sur les inconséquences franchisées. Pas un âge d’or mais la petite gifle dont l’époque avait besoin. Souvenirs.
« Si vous voulez percer les secrets de l’univers, pensez en terme d’énergie, de fréquence et de vibration » a dit un jour Nikola Tesla. Christopher Nolan a fini par le prendre au mot et essaie désormais de craquer le code source de l’existence avec ces outils. Avant d’en arriver là, il lui aura d’abord fallu se confronter à la figure même de Tesla dans Le Prestige (où, sous les traits de David Bowie, il faisait basculer le spectacle rudimentaire de l’illusionnisme dans la sorcellerie hi-tech) puis d’accoucher quelques années plus tard de son grand « blockbuster politique » (The Dark Knight, 2008) qui lui offrit un carton monumental, un statut de cinéaste générationnel et une carte blanche de la part de la Warner. Il en profitera alors pour monter Inception, « blockbuster-prototype » lui, mettant en scène autant ses fantasmes de gamin anglais (réaliser un cross-over à 100 millions entre James Bond et Mission : Impossible !) que son super-ego d’artiste en costard (un film pour se mesurer à Kubrick, rien de moins).
Le succès monstre qui s’ensuivit à l’été 2010 déboucha sur une conclusion évidente, reprise en cœur par toute l’industrie : il y avait encore de la place pour les projets (et les réalisateurs) originaux. Marre du cinéma des franchises, des suites et des super-héros masqués ? Nolan prouvait qu’une autre voie était encore possible. Et sur cette bonne leçon adressée à Hollywood, il partait diriger Batman 3.
Energie, fréquence et vibration, disait donc Tesla. C’est devenu la marque de fabrique du cinéaste anglais. Une signature déjà à l’œuvre dès Batman Begins où il venait de faire connaissance avec le compositeur Hans Zimmer, qui deviendra au fil de leurs projets communs presque un co-auteur. Depuis toujours, la musique de l’Allemand n’évoquait que ça, de manière obsessionnelle, donc parfois moquée : l’énergie, la (basse) fréquence, la vibration. Les films de Nolan vont devenir un écrin parfait pour ses partitions. Un principe fracassant, solennel, férocement rythmique, qui va propulser dans une autre dimension ce metteur en scène jusque là essentiellement conceptuel. Christopher Nolan va devenir une sorte de négatif de Spielberg (le génie mélodique par excellence) et l’auteur que son époque attendait. En martelant fort ses thématiques, ses inquiétudes et ses pulsions anars, The Dark Knight avait fait se lever les foules. Inception va porter cette idée d’un cinéma purement rythmique à un degré de sophistication et d’ambition nettement plus élevé. Et les hourras continueront.
Perte des sens
Les basses fréquences sont des motifs sur lesquels on ne peut pas poser de mots, ni de pensées. Elles sont la raison pour laquelle un morceau nous incite à nous lever et à danser. Elles ne parlent qu’à notre inconscient. Le désir d’Inception, derrière son vernis espionnage et grosses pétoires, était justement de raconter tout ce qui loge derrière le conscient qu’il soit « in » ou « sub ». C’est probablement ce qui a conduit Nolan à imaginer son film comme une gigantesque ligne de basse de près de 2H30. Un film sans ornements ni joliesse où le monde des rêves ne serait pas montrer comme une fantasmagorie bunuelo-lynchienne mais comme un paysage bétonné, tristement capitaliste et à l’imaginaire délibérément pauvre. Le tout était accompagné d’un design sonore vrombissant, d’un découpage visuel martial et d’une narration en couches superposées qui faisait définitivement ressembler le film à un concept (politique et ludique) plutôt qu’à une vision (artistique). Sauf que le conceptuel débouchait in fine sur quelque chose de troublant : un vertige métaphysique finissait par nous étreindre, comme si le metteur en scène avait allumé un bouton dans notre inconscient.
Que se loge t-il au fin fond de notre âme se (nous) demandait-il ? Peut-on le figurer ? Le penser ? Le ressentir ? Nolan changeait soudainement de braquet et offrait de l’ambiguïté et un certain sens du mystère à son cinéma – qui en manquait cruellement jusque-là. En se faisant télescoper les timelines, les réalités, l’enfoui, et la pulsion de mort, Inception orchestrait une perte des sens totales et le techno-thriller s’envolait alors vers le cosmos et l’infini, celui ou résident les fœtus et les monolithes noirs. Tous les secrets de l’univers, si chers à Tesla, résidaient ici dans le tournoiement infini d’une toupie. Energie, fréquence, vibration : tout était enregistré dans un majestueux Scope. A cet instant Nolan devenait un peu plus qu’une simple signature : un grand cinéaste. Donc un adjectif.
"Nolanien"
« Nolanien » est devenu, très vite, un terme à la mode. Il désignait ces objets ambitieux, chargé thématiquement, chiadé visuellement, parfois ampoulés, et remplis évidemment de partitions rythmiques qui font trembler les sièges de la salle. Autant de films et de réalisateurs qui ont flingué, inconsciemment mais méthodiquement, les derniers restes du blockbuster spielbergien. Un pic fut atteint au moment de la sortie de The Dark Knight Rises, qui entourait celle de Looper (Rian Johnson, 2012), Skyfall (Sam Mendes, 2012) et Prisoners (Denis Villeneuve, 2013). Quatre hits à la facture parfaites et autant d’objets « nolaniens » qui ont finis par se confondre les uns avec les autres. Ils se voulaient originaux et inconfortables, leur accumulation et leurs succès racontaient surtout qu’Hollywood avait trouvé un filon. Ce n’était en rien un antidote à la Marvelerie naissante, juste un complément. Le talent débordait pourtant, et la plupart de ces suiveurs sont vites passés à l’étape suivante, posant des jalons importants de la décennie passée. De Sicario aux Derniers Jedi, on sait désormais que les baby-Nolan sont devenus grands.
Après son dernier Batman, le cinéaste anglais a lui aussi fait le choix de se réinventer. Interstellar, en 2014, opérait ainsi la jonction pas simple entre le cinéma de Spielberg, de Kubrick et le sien. Autant dire que ça foisonnait et que l’orchestre jouait fort. Dunkerque, lui, était un objet dépouillé, presqu’un carnet de recherche à propos de la relativité du temps (de guerre). La vraie constante entre les deux ? Le sens inouï de l’énergie, de la fréquence et de la vibration. Et ce désir toujours fou de percer les secrets de l’univers. Un jour, il se peut que Christophe Nolan finisse même par y parvenir.
Tenet, de Christopher Nolan, dans les salles le 12 août. Bande-annonce :
Pourquoi Christopher Nolan a préféré réaliser Tenet plutôt qu’un James Bond
Commentaires