Claude Lanzmann
Abaca

Le réalisateur de Shoah s'est éteint à l'âge de 92 ans.

Au fond, on pensait comme lui. On le croyait immortel. Increvable. Mais Claude Lanzmann est finalement mort. Né à Bois-Colombes le 27 novembre 1925, Lanzmann est mort ce jeudi 5 juillet à l’âge de 92 ans. « Jusqu’au bout l’incarnation fut la grande affaire de ma vie » disait-il dans les premières pages de son Lièvre de Patagonie, l’autre chef-d’œuvre (avec Shoah) qu’il nous laisse et qu’il faudra lire et relire, et relire encore. Sa fascinante autobiographie le montrait traversant le siècle en passant des avions de guerre israéliens à sa chasse aux nazis ; passer d’une romance coréenne au couple Beauvoir-Sartre dont il fut l’un des très proches. Croiser le fer avec Spielberg ou avec les plus grands historiens de la seconde guerre mondiale… On avait eu le privilège de le croiser plusieurs fois ces dernières années. Et malgré la fatigue, malgré l’âge, il restait en furie. En colère et en mouvement. Lanzmann était un torrent qui déborde, secoue et saccage tout sur son passage. Une statue du commandeur, aussi instable qu’un baril de nitro, rancunier et tenace. Dangereux ? Oui. Dangereux. Comme ses colères homériques, le stuff of legend, qui faisaient frémir Paris. 

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Un homme en colère, et un homme à l’image du XXème siècle, multiple et insaisissable : écrivain, journaliste (et directeur de la revue Les Temps Modernes), philosophe, et cinéaste, sa pensée se déployait tout terrain… Mais c’était aussi un homme habité par l’absence de raison. Il faut quand même une sacrée dose de folie pour s’engager dans la résistance et faire le coup de feu quand on a 14 ans (c’est dans le Lièvre de Patagonie). Pour interroger un péquenaud polonais avec acharnement, le traquant dans les moindres recoins de ses sourires fuyants, jusqu’à ce que son antisémitisme latent inonde la pellicule. Une forme d’inconscience pour faire face à un nazi, le piéger avec une caméra cachée avant de se faire choper et tabasser par quatre nervis en colère (c’est dans Shoah). Une mégalomanie presque comique pour affronter la police nord-coréenne simplement parce qu’on est tombé amoureux d’une infirmière de Pyongyang. Un sacré aveuglement pour raconter son érection en récitant les philosophes allemands ou en faisant des looping à bord d’un avion de chasse israélien, avant d’enchaîner sur sa relation avec Beauvoir et son maquis algérien…

Sa vie et ses histoires sont emplies d’un orgueil démentiel, habitées d’un hybris de surhomme que les gens saints d’esprit (vous, moi, nous tous) préfèrent taire. Gengis Kahn de la Shoah, flibustier d’un XXème siècle qu’il parcourt le couteau entre les dents (son fameux « je tue les nazis avec ma caméra ! »), cette folie était le prix de sa vie, d’une richesse inouïe qui trouve son aboutissement dans une œuvre folle. Car Lanzmann reste l’homme d’un film « sacré ». Shoah. Shoah : « anéantissement ». Après plus de dix ans d’enquête et de travail, en 1985, Lanzmann parvenait donc à sortir un film comme il n'en avait jamais existé. A la démesure de l’événement. Aucune image d'archives, pas de commentaire, simplement des lieux, des visages (vieillis), des paroles, des noms. Une œuvre contre le temps et contre l'oubli.

Lanzmann y arpentait les souvenirs des survivants, traquait les plus infimes traces du crime, plongeait dans les abysses de la mémoire. Il refusait le « pourquoi ? », s'acharnait sur le « quand ? Comment ? » pour arracher la vérité. Et plongeait avec lui, le spectateur en immersion dans les yeux de la mort, au cœur de l’enfer dont il parvenait malgré tout à revenir vivant. Comme pour mieux nous prévenir, comme pour mieux nous protéger. L’énergie que cette oeuvre lui avait demandée était nourrie par la colère, la soif de justice. Et forcément par la folie et quelques débordements.

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Depuis quelques années, il revenait encore sur les lieux du Crime - sur les traces de sa vie. En mettant en images des passages de son autobiographie (Napalm), en sortant des cartons des passages de son enquête qu’il avait du taire ou laisser de côté (Le Dernier des injustes ou le très récent Les Quatre sœurs, sorti le 4 juillet au cinéma). Il se confrontait ainsi à sa propre jeunesse. Et réaffirmait son immortalité. Ca n’aura pas suffi. Cette figure ogresque qui avalait tout, le temps, les hommes, le cinéma, la littérature, avant de tout recracher à nos gueules médusées vient de disparaître.