Plongée dans la vie et l'oeuvre de Stanley Milgram.
Dans Experimenter, Michael Almereyda explore le travail controversé du psychologue Stanley Milgram, dont les recherches sur l’obéissance à l’autorité l’avaient conduit à mettre en place la fameuse expérience du même nom : des volontaires administrent des décharges électriques à un inconnu (un complice de Milgram) dans une autre pièce. Malgré la demande de la (fausse) victime d’arrêter, la majorité des volontaires continue à administrer de l’électricité, jusqu’à des décharges presque mortelles. Simplement parce qu’un scientifique leur demande de le faire.
Rencontre
Qu’est-ce qui vous a amené à réaliser un film sur Milgram ?
J’ai lu son livre, puis vu ses films – ils étaient cruciaux pour comprendre qui il était vraiment. On le voit parler directement à la caméra, comme Alfred Hitchcock dans son émission « Alfred Hitchcock présente ». J’ai également rencontré des personnes qui le connaissaient, la plus fondamentale a été sa femme, Alexandra « Sasha » Milgram, qui est toujours vivante. Elle a partagé ses souvenirs avec moi, m’a donné l’autorisation d’utiliser des documents, et m’a donné sa bénédiction pour le film.
Winona Ryder incarne Alexandra Milgram avec talent. Pourquoi l’avoir choisie ?
Je l’ai rencontrée quand elle n’avait que 16 ans, à l’époque où j’habitais à Los Angeles avec ma copine, qui travaillait sur le film Fatal Games [une comédie de Michael Lehman avec Winona Ryder et Christian Slater]. Au fil des années je l’ai revue, et j’ai remarqué qu’elle avait une ressemblance physique avec la vraie Sasha Milgram. En plus, son parrain était Timothy Leary [célèbre neuropsychologue américain, partisan des bienfaits du LSD et gourou du psychédélisme, ndlr], il appartenait à cette communauté de chercheurs de Harvard des années 1960 dont Milgram fit partie vers la fin. Ces recherches controversées en sociologie lui étaient familières et l’intéressaient.
Depuis une quinzaine d’année, Winona Ryder est un peu devenue la reine du second rôle féminin, que ce soit dans Black Swan ou dernièrement dans la série de David Simon, Show Me A Hero, où elle est une fois de plus excellente. Vous ne trouvez pas qu’elle mérite de revenir au premier plan?
Je pense qu’elle retrouvera bientôt un grand rôle… Le problème ne se pose pas seulement pour Winona, mais pour toutes les actrices de plus de 40 ans. Elle est devenue si célèbre, si jeune. C’est dommage, c’est une personne fascinante.
Dans votre film, elle hérite une nouvelle fois d’un second rôle… Mais c’est le premier rôle féminin.
Oui, car le film n’est pas sur Sasha Milgram, mais sur Stanley Milgram ! (rires) C’était difficile de faire autrement. Mais elle le soutient, c’était une ancre dans la vie du chercheur. Selon moi, par sa loyauté et la chaleur humaine qu’elle dégage, par rapport à la froideur de son époux, elle représente le cœur du film. C’était essentiel à la dynamique d’Experimenter.
Dans les années 1960, l’expérience de Milgram renvoyait directement au nazisme, d’autant que le procès de Eichmann avait lieu au même moment. A quoi renvoie aujourd’hui cette idée de soumission à l’autorité, selon vous ?
Le génocide n’est pas passé de mode, ni le totalitarisme, ni les actes de violence arbitraire et institutionnalisée. Aux Etats-Unis comme ailleurs, des choses terribles adviennent actuellement. Ce qui hélas, confirme la pertinence du travail de Milgram. Mais une des raisons pour lesquelles mon film est non-conventionnel, c’est qu’il ne se limite pas à l’expérience sur la soumission à l’autorité : on voit qu’il avait plein d’autres idées, et qu’elles ne dessinent pas un portrait de l’humanité si pessimiste que ça. Ce n’était pas un homme en colère, mais quelqu’un de créatif, de très joueur, même si ce qu’il faisait était très sérieux.
Ce côté ludique, l’avez-vous mis en œuvre durant le tournage, en piégeant les acteurs comme Milgram pouvait le faire ?
Oui on l’a fait, c’était très amusant ! Mais ce n’est pas resté dans le film. Par exemple l’expérience avec l’homme qui regarde vers le ciel : tous les passants se mettent à regarder dans la même direction que lui, sans savoir ce qu’il observe, par pur mimétisme. Ça marche réellement ! Dans Experimenter, on a préféré utiliser des extraits de ses propres films des années 1970 où les gens s’arrêtent sur le 52 ème rue de New York. Milgram a filmé ça d’une fenêtre, au-dessus de la rue, ça rendait mieux que nos images, filmées au sol.
Dans votre film, le monde est à la fois une scène et un terrain de jeu expérimental permanent, ce qui le rend à la fois artificiel et ludique. Abstrait et immersif. C’est l’effet paradoxal que vous recherchiez ?
Vous le décrivez si bien, j’aimerais retenir votre phrase ! (rires) Je voulais que les spectateurs soient impliqués dans le film. Qu’ils pensent à leur propre vie. Comment leur existence peut faire écho à une expérience théâtrale, parfois. Je voulais aussi faire un film complexe sur un homme compliqué. Mais sans être nébuleux non plus. La forme devait refléter cette complexité, tout en retrouvant son aspect ludique.
On voit par exemple le héros s’adresser directement au spectateur…
… comme le faisait Milgram dans ses propres films, oui ! Mais je voulais aller encore plus loin, en le faisant commenter des évènements futurs par exemple, en dehors de sa propre expérience. Il voit ainsi au-delà de sa vie, de manière extérieure.
Sa manière de faire entrer de la vie dans le champ contrôlé des expériences, sur une « scène », le rapproche un peu de celui de cinéaste, finalement…
C’était plutôt un observateur. Il voulait faire des films, il a écrit des scénarios, mais là où il était vraiment bon, et là où il a triomphé, c’était un autre domaine : une sorte d’art de la performance. Construire de toute pièce une situation, et voire ce qui se passe. C’était brillant la plupart du temps. Comme lui, je suis intrigué par la nature humaine, son côté imprévisible.
Vous ne pensez pas, comme Milgram, que nous sommes des marionnettes qui, soumises à une autorité, sont capables des pires atrocités ?
Ce terme de « marionnette » est très provocant, mais à mon sens, indéniable : nous avons des pulsions incontrôlables, qu’on ne sait parfois même pas reconnaitre comme telles. Ca ressemble à un fait. Tout comme le rôle de notre conscience, pour nous guider.
Avez-vous vu d’autres films sur cette expérience de Milgram, tels que I…comme Icare ?
Je n’ai pas vu ce film de Henri Verneuil, non. On m’a dit que ce n’était pas terrible…Mais je sais que Milgram a été sur le tournage du film avec Yves Montand. Ca a rendu le nom de Milgram un peu plus populaire en France. Par contre j’ai bien sûr vu le téléfilm de William Shatner [The Tenth Level, 1979, consacré à l’expérience de Milgram sur l’obéissance. Le « dixième niveau » désigne le moment charnière où le cobaye commence à entendre les (faux) cris de douleur qu’il provoque avec les décharges électriques], très mauvais, qu’on a cité dans Experimenter. Sinon, S.O.S Fantômes a été inspiré par l’expérience de Milgram.
… Ah ?
Oui, souvenez-vous, la scène d’ouverture, quand Bill Murray pose des questions concernant des cartes à jouer et envoie des décharges électriques lorsque les réponses sont fausses ! Sauf qu’il est moins sévère avec les filles qui lui plaisent.
Votre film déjoue les codes narratifs habituels du biopic hollywoodien façon Ray, avec trauma d’enfance expliquant la personnalité du héros, ascension et chute, enrobé dans beaucoup de pathos de performances à Oscars. Considérez-vous qu’il rentre quand même dans la catégorie « biopic »?
Bien sûr ! Beaucoup de gens détestent les biopics, moi j’aime beaucoup. Il faut dire que j’en ai une définition large, voire élastique : c’est juste un film sur une personne réelle, qui respecte les faits avérés sur sa vie.
Aujourd’hui, on parle d’« anti-biopic » pour des films comme Steve Jobs de Danny Boyle ou Saint Laurent de Bertrand Bonello.
Je n’ai rien contre le terme « anti-biopic » non plus ! Effectivement, j’ai résisté à la structure narrative académique, mais c’est en grande partie parce que j’ai un respect pour les faits. Milgram était un homme chanceux. Il n’a pas eu vraiment de trauma dans sa vie. Sa vie a finalement très peu été « dramatique». Néanmoins, son travail, ses idées et sa personnalité sont fascinants. C’est ce que je voulais explorer et transmettre. C’est suffisant pour faire un film.
Le film est un biopic mental en réalité, il nous plonge à l’intérieur de la tête de Milgram.
On est dans son monde oui. C’est pourquoi j’ai utilisé des effets de surimpressions et de projections sur écran. Un de mes amis l’a formulé ainsi « un film émotionnel sur les idées ». C’est ça, il y a de la passion dans Experimenter, mais elle n’est pas exprimée de manière conventionnelle ou platement réaliste.
D’ailleurs, il y a un éléphant.
Oui, pour illustrer l’expression « elephant in the room » ! (rires) Une métaphore difficile à traduire en français. Ça veut dire qu’il y a un secret que tout le monde connait mais que personne ne veut discuter. Milgram était du genre à vouloir explorer le tabou, c’est pourquoi on voit un éléphant à côté de lui.
Vous disiez être amateurs de biopics, quels sont vos préférés ?
Raging Bull de Scorsese. L’enfant sauvage de Truffaut. L'Enigme de Kaspar Hauser de Herzog. Van Gogh de Pialat. Lawrence d’Arabie de Lean. Euh quoi d’autre…J’aurais dû préparer une liste ! Vous avez un biopic préféré, vous ?
Disons Man on the Moon de Milos Forman.
Je l’aime beaucoup celui-là. Et particulièrement le faux générique de fin, placé au début du film, présenté par Philip Kaufman / Jim Carrey, avec les crédits qui avancent et s’arrêtent en fonction de la musique. Et j’aime beaucoup celui avec Woody Harrelson [Larry Flynt, ndlr]. Forman a fait plusieurs biopics, il y a Amadeus aussi. J’aurais aimé en faire autant que lui, j’avais envie de faire des films sur Edgar Allan Poe, Che Guevara, l’aviatrice Amelia Earhart… J’ai écrit d’autres biopics, dont un sur l’inventeur Nikola Tesla – mon premier scenario - mais je n’ai pu financer que Experimenter. Et ce n’a pas été facile non plus ! (rires)
Experimenter sort en salles le 27 janvier :
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