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Quelques mois avant les Oscars et son prix du Meilleur réalisateur, le cinéaste se confiait à Première.

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Grâce à sa musique, sa vitesse, son rythme, sa virtuosité et à son côté hyper divertissant, Whiplash, votre film précédent, a été perçu comme un « crowd pleaser » (littéralement qui « plaît à la foule »), alors qu’il était très noir. Mais cette fois, pas de doute, La La Land est un feel-good, un vrai.
Damien Chazelle :
D’une manière générale, j’aime jouer sur les deux tableaux à la fois. Whiplash finit par une victoire, mais il laisse un goût amer. La La Land ne se termine pas forcément comme on s’y at- tend, mais il procure une sensation agréable. C’est un choix. Dans les vieilles comédies musicales, malgré l’euphorie, il y a presque toujours un fond plus sombre, un sujet plus douloureux. Les Parapluies de Cherbourg (1964) est un vrai mélo. Le Chant du Missouri (1944) se conclut par un happy end, mais avec ce sentiment sourd que quelque chose a été perdu en cours de route. Un autre de mes favoris est Beau fixe sur New York, (1955) un Gene Kelly sur des amitiés qui se dissolvent. Voilà ce que j’aime par-dessus tout : une grande comédie musicale joyeuse, mais avec un fond de mélancolie et de regret. 

Du moment que les gens quittent la salle en souriant, le tour est joué ?
Si c’était si simple... Quand on testait La La Land en cours de montage, les gens quittaient plutôt la salle furieux ! C’est quoi cette fin de merde ? Alors je ne sais pas. Peut-être que les ajustements qu’on a tentés par la suite ont-ils permis ce retournement de tendance qui fait que les gens sortent du film heureux. Je n’ai jamais voulu d’une fin triste, mais conclure sur une note d’espoir, un élan d’optimisme. On essaie de se situer dans un entre-deux émotionnel subtil. Les personnages ont des rêves en commun et des rêves séparés – et ils ne vont pas forcément tous les accomplir. Il fallait que la fin soit juste. Ni tragique, ni triomphante. Mais romantique. 

Aujourd’hui, le film se regarde comme une évidence, mais il faut rappeler à quel point c’était un projet risqué, casse-gueule, presque aberrant, dont chaque séquence prend le risque de tomber à plat. À quel moment du processus avez-vous pensé « C’est bon, je le tiens. » ?
Jamais. Même pendant l’écriture, je faisais les montagnes russes. À certains moments, je pensais : « OK, c’est indéniable, ce film va être mortel. » Et le lendemain, c’était la déprime, le découragement total. La période la plus incertaine a été le montage, qui a duré un temps fou, pas loin d’un an. Je m’étais dit : « Il n’y a que des longues prises, plein de plans-séquences, ce sera du gâteau à monter, on n’aura qu’à aligner les scènes les unes derrière les autres et couper les bouts qui dépassent... » Mais ça ne s’est pas du tout passé ainsi. Avec mon monteur, on a bossé très très dur, juste pour trouver le ton du film. Certaines fois, je re- gardais notre travail et je me disais : « Wow, génial. » Et ensuite : « Putain, un désastre. Rien ne marche. On dirait du chinois. » Pareil avec les projections tests. Quand on a fini le film et qu’on s’est pointés dans les festivals, il restait beaucoup d’incertitudes. Alors oui, je suis soulagé, content de donner tort à ceux qui m’ont dit : « Bof, c’est pas une bonne idée. » Mais à aucun moment, ça n’a été une évidence. Jamais. Et croyez-moi, j’aurais aimé. J’aurais mieux dormi. 

Whiplash réfléchissait sur le rapport entre l’art et la technique. Comment appliquez-vous cette grille de lecture à l’évolution de votre propre travail, depuis le cinéma vérité de votre premier film Guy and Madeline on a Park Bench (2009) jusqu’à la sophistication de La La Land ?
La comédie musicale a toujours reposé sur la combinaison d’un haut niveau de technicité et d’un naturel absolu. On ne doit pas sentir la sueur. Il y a tellement de travail en amont que tout a l’air spontané. Le rôle du réalisateur est de mettre ses ambitions en adéquation avec ses moyens qu’ils soient techniques ou financiers. Pour Guy and Madeline..., il ne fallait surtout pas que je tente des choses hors de ma portée, ça se serait retourné contre le film. A contrario, La La Land a besoin d’un budget adapté, d’une certaine machinerie, d’une certaine échelle pour fonctionner. Sinon, impossible de faire le numéro d’ouverture sur la freeway de Los Angeles, impossible d’évoquer comme je le souhaitais la dimension des roadshows des années 50/60, quand le cinéma se donnait des airs grandioses, avec les rideaux devant l’écran, l’ouverture musicale, un peu comme au théâtre. 


On a l’impression en voyant La La Land que vous avez intégré la concurrence des séries télé à votre réflexion.
C’est une conversation incessante depuis des années, notamment aux États-Unis : le cinéma contre la télé, la tension entre les deux, l’une qui est en train de remplacer l’autre, l’érosion de « l’expérience cinéma »... Forcément ça peut rendre triste, surtout quand on a grandi en sacralisant la salle de cinoche. Mais je crois que cette opposition est exagérée. Les films ne meurent pas. Ou alors ils seraient morts depuis longtemps. Je peux vous trouver des articles d’il y a dix, vingt, trente ans, qui prétendent que le cinéma est sur sa fin. Aujourd’hui, ce sont les séries télé ou le home theater qui nous menacent ? Cela doit nous encourager à être meilleurs pour pousser les gens à sortir de chez eux, sans forcément recourir aux effets spéciaux ou aux formules éprouvées. C’est vrai, on en était très conscients en faisant le film. Obligé. On l’a délibérément conçu pour le grand écran. 

Traditionnellement, les comédies musicales sont fondées sur les aptitudes extraordinaires des comédiens. Les vôtres savent danser et chanter, mais de manière justement assez... ordinaire.
C’est juste. 

Le vrai talent d’Emma Stone et Ryan Gosling, c’est d’être de grands acteurs...
L’idée du film était de combiner l’esprit des grandes comédies musicales avec la vraie vie. Première conséquence sur le cas- ting : on choisit les acteurs en fonction de leurs qualités de comédiens. On met l’ac- cent sur l’histoire et les personnages, et on considère les moments chantés ou dansés comme des extensions de cette démarche, plutôt que comme des démonstrations de virtuosité. Comment Ryan/Sebastian danse-t-il ? Comment Emma/Mia chante-t- elle ? Ils sont censés être des vrais gens, pas des professionnels. C’est l’un des problèmes des comédies musicales de nos jours, très influencées par les concours télévisés : tout sonne faux, les personnages se comportent comme des bêtes de foire plutôt que comme des êtres humains. 

D’ailleurs, le plus grand morceau de bravoure du film est le dîner en tête-à-tête entre Mia
et Sebastian. Un long dialogue sans danse ni chanson...

Exactement. Dans mon esprit, c’est un « numéro », même s’il n’y a pas la moindre note de musique. D’un bout à l’autre du film, tout en conservant le fun grandiose des vieux classiques, il fallait rester au niveau des personnages. Observer le moment où le genre et l’histoire qu’on raconte se mettent à diverger... Choisir Ryan et Emma m’a beaucoup aidé à réussir cela. 

Le contraste entre ces deux acteurs est saisissant. Elle est une dynamo émotionnelle prodigieuse et lui reste presque impassible. 
C’est un coup de bol, je ne peux pas dire qu’on les a choisis pour cette raison. Mais s’ils marchent si bien ensemble, c’est effectivement parce qu’ils sont le parfait contrepoint l’un de l’autre. Emma est incroyablement « ouverte », elle me rappelle les grandes légendes de Hollywood comme Ingrid Bergman, avec ces yeux immenses dans lesquels on voudrait se noyer. Ce que fait Ryan est plus dur à définir, un truc à la Gary Cooper, ou peut-être Jean Gabin. Il a ce côté stoïque fascinant. Quand on s’approche de son visage, on remarque le nombre incroyable d’émotions qu’il convoie, mais sur lesquelles on ne peut pas mettre le doigt. Est-ce qu’il sourit ? Est-ce qu’il bouge ses lèvres ou pas du tout ? Il est littéralement impossible de dire quels muscles du visage il actionne ou non, et pourtant, l’émotion est là. Quel talent incroyable! Petit à petit, on découvrait à quel point on pouvait laisser la caméra s’abandonner sur leurs visages et la richesse de ce qui s’y produisait. 


Le titre, vous l’aviez depuis le début ?
Il nous a fallu presque deux ans pour le trouver! Le script et les chansons étaient déjà écrits quand on y a pensé. Au début, j’étais inquiet à cause des connotations moqueuses de l’expression « to be in La La Land » (« planer dans son monde »). Mais on a choisi au contraire d’embrasser ça, de le revendiquer. Au fond, c’est le sujet du film : il commence comme une satire de L.A., les bouchons, les wannabe stars qui courent les castings, avant de devenir un hommage à l’esprit de cette ville et à tous les doux dingues qui y habitent. On ne s’en moque pas, on le célèbre, parce qu’il y a quelque chose de merveilleusement poétique dans cette idée d’une mégapole peuplée de rêves fous dont la plupart ne se réaliseront jamais. 

Dans vos trois longs métrages, vous filmez beaucoup les mains des acteurs. Et pas seulement parce qu’ils sont musiciens. Dans La La Land, il y a ce gros plan génial où leurs mains s’effleurent et se mêlent alors qu’ils sont au cinéma...
Je n’ai jamais été à la guerre, ni dans l’espace, je n’ai jamais vécu une aventure qui sorte de l’ordinaire. Ce qui m’attire, ce sont les tout petits moments qui prennent des proportions épiques sur le plan émotionnel. Je trouve normal de les filmer comme des trucs monumentaux. À l’école de cinéma, on nous avait présenté un doc sur des fermiers filmés avec des couleurs pétantes, des couchers de soleil, du big Hollywood. Le prof voulait nous montrer qu’on pouvait fil- mer en grand les petites choses. Le plan des mains qui se touchent, c’est ça. D’un point de vue émotionnel, c’est aussi grand qu’une bombe ou que sauter d’une falaise. Alors on lui donne un traitement 100 % cinoche. 

Dans les comédies musicales des années 30, les numéros arrivaient quand des musiciens ou des danseurs exerçaient leur métier. Dans les années 40/50, c’était quand les émotions étaient paroxystiques. Dans La La Land, vous ne suivez aucune règle. Il peut aussi bien y avoir une scène très Broadway que quarante minutes sans musique...
Notre seule règle était de respecter les personnages et le ton du film. Dans les dix premières minutes, il y a deux grosses scènes musicales, coup sur coup. Pourquoi pas? Et puis vers la fin, en effet, quarante minutes sans le moindre numéro. Parce que c’est comme ça. On a essayé d’en rajouter, mais ça sonnait faux. De toute manière, il y a trop de numéros dans les comédies musicales modernes. Et puis il faut que le public en redemande, pas qu’il soit gavé. Surtout quand on doit garder des munitions pour le grand finale... 

Qu’est-ce qui fait qu’un film arrive au bon moment ? Un cinéaste peut-il prévoir une chose pareille ?
C’est très complexe. J’ai écrit ce film il y a des années et il se retrouve sur les écrans à un moment particulièrement trouble et anxiogène pour nos sociétés. Parfois, je me suis dit : « Mince, ça n’a aucun sens de sortir un film aussi déconnecté du monde qui nous entoure, c’est n’importe quoi. » Mais je suis plus zen désormais. Parce que je découvre qu’il répond peut-être à certains besoins et à certaines aspirations que ni les infos ni la majorité des autres films ne risquent de satisfaire. Pendant la Grande Dépression, les gens allaient voir Fred Astaire et Ginger Rogers. Oui, les films peuvent avoir cette place. Et je serais content et fier de prendre part à cette tradition. 

Interview initialement publiée dans le numéro de janvier-février de Première