Premier film impressionnant de maîtrise, L’Etrangère raconte le parcours d’Umay, une jeune turque qui quitte son mari pour rejoindre sa famille exilée en Allemagne. L’accueil va vite la refroidir : Umay a brisé un mariage arrangé et elle devient une paria, étrangère aux coutumes de sa communauté, à sa famille et donc un peu à elle-même. Sur un sujet très actuel et très fort, Feo Aladag réalise une somptueuse tragédie grecque qui pose plus de questions qu’elle n’apporte de solutions. Rencontre avec une vraie cinéaste.Par Gaël GolhenFeo, ça veut dire quoi « Die fremde » en allemand ? C’est un terme compliqué, un mot chargé de plusieurs sens. Si on voyage et qu’on découvre une terre étrangère, on atteint le Fremde, le pays étranger. C’est aussi l’étrangère, comme dans le titre VF. Mais c’est aussi un état psychologique. On est fremde quand on se sent différent, invisible, déprécié. A un certain point du film, c’est exactement ce que ressent Umay, qui ne se sent plus à sa place nulle part. L’étrangère ne rend pas compte de tous les sens du titre original, mais c’était le plus satisfaisant.Je demande ça parce que le titre VO est When we leave…Qui ne rend pas compte de la polysémie du titre original non plus ! Mais je préfère le titre français. Il est plus court. Pourtant, dans le titre anglais, il y a ce pluriel…Qui se rapporte à Umay et son fils, ou Umay et sa famille ou au problème de l’immigration voire même à la société qui réussit à dépasser sa peur de l’étranger, des étrangers. C’est amusant que tu me parles du titre, parce que ça a été compliqué de choisir pour le titre anglais. On a fait une liste avec plein de phrases ou de mots qui nous venaient à l’esprit et c’est finalement When we leave qui correspondait le mieux à tous les niveaux de lecture du film. Ca allait bien avec ces longs plans-séquences d’Umay qui marche dans des couloirs, ou dans la rue ; c’était cohérent avec la symbolique visuelle du film… Je suis une perfectionniste, donc j’ai quand même un peu râlé (rires).Je voudrais pas avoir l’air d’insister, mais L’étrangère, ça insiste sur Umay, alors que…… le film ne se focalise pas que sur elle ! Exactement. C’est un film sur la famille, sur la société. En plus, il y avait d’autres films français qui avaient pour titre l’Etrangère. C’était un sujet compliqué. Encore une fois, le titre ne prend en compte qu’une partie du sujet du film. Mon approche principale consistait à parler de la dynamique familiale. Mais d’un point de vue dramaturgique, j’avais besoin d’un personnage très fort, qui me conduirait à travers ces forces psychologiques, sociologiques, familiales… Ayant été moi-même une actrice pendant des années, j’avais aussi envie d’écrire un beau rôle féminin. J’avais envie de lui donner du cœur et de la densité. Umay nous conduit à travers l’histoire, mais c’est vraiment un film sur la famille. Si j’avais écrit un film sur elle, j’aurai dû opter pour une mise en scène plus proche d’elle, avec une caméra à l’épaule, par exemple. Et L’Etrangère aurait été différent. C’est la raison pour laquelle vous commencez par la fin ? Exactement ! En ouvrant le film par la fin, la question qui s’impose au spectateur n’est plus « qu’est-ce qui va se passer ? » mais plutôt « comment on en est arrivé là ? ». C’est le comment qui m’intéresse. Les dynamiques à l’intérieur de la famille, les conflits psychologiques qui minent cette famille et qui ne sont finalement qu’un miroir, une métaphore des problèmes qui rongent les sociétés multiculturelles. Le macrocosme plutôt que le « comment ? ». Vous parliez de miroir, mais finalement, dans le film, seule Umay ne change pas, comme si c’était elle qui révélait les choses, qui brisait les gens, les coutumes.Elle est partagée entre son désir de protéger son fils et en même temps ne pas se couper de sa famille. C’est la base de toute relation humaine, que ce soit dans des relations amicales, amoureuses ou familiales. On veut être aimé pour ce qu’on est ! Et pas pour ce qu’on va accomplir ou la manière dont on choisit de vivre. Les figures du père et de la mère étaient, dans ce contexte, essentielles pour moi. A travers eux, j’ai essayé de savoir ce qui pouvait être plus fort que la volonté de protéger sa fille ! Comment on pouvait en venir à sacrifier le lien le plus fort qu’on peut avoir, et quels schémas psychologiques étaient à l’œuvre là-dedans. Ce n’est pas possible que ces gens ne souffrent pas ! Quand j’ai lu pour la première fois des articles ou des enquêtes sur les crimes d’honneurs, j’étais ulcérée par la représentation qu’en donnaient les journaux. C’était à chaque fois d’un manichéisme sidérant. Blanc ou noir ! Le bon (la victime) et les méchants. Ce qu’on ne dit pas, c’est que dans ces histoires tous sont victimes. Chaque individu perd !Le plus beau moment du film, c’est finalement le moment où le père demande pardon… Je ne vais pas raconter le film, mais c’était pour moi un moment charnière pour la raison dont je viens de parler. Il n’est pas question de laisser penser que le film apporte des réponses ou donne un moyen de résoudre des problèmes comme par magie ! Mais je crois sincèrement que le cinéma peut apporter un tout petit espoir et débloquer certaines situations. Si les gens sortent en se posant des questions c’est gagné. Cette scène dont tu parles, elle est là pour ça…Enfin, le film est sans espoir…Effectivement, le film est très sombre, mais s’il permet de se remettre en cause, de se poser des questions, de se retourner sur soi et d’agir, de s’amender un peu… Quelle victoire ce serait. Et franchement, je crois que c’est l’un des pouvoirs du cinéma. C’est comme une tragédie grecque finalementNe dis pas ça au turcs (rires) ! Mais c’était effectivement comme ça que je voyais le film. Et son succès à l’étranger prouve bien son universalité. Je voulais une dramaturgie qui ne donne pas de réponses mais pose des questions. Et qui puisse aussi laisser place à de l’espoir, qui puisse être le moteur d’une transformation personnelle. La seule forme de storytelling qu’on connaît dans l’histoire de l’humanité et qui permet ça, c’est la tragédie grecque grâce à la catharsis. J’ai fait des recherches sur le sujet du film, je me suis beaucoup documenté, mais j’ai surtout travaillé sur la structure du film en étudiant les tragédies classiques. C’est la force du film : s’enraciner dans un fait divers et faire de l’héroïne une Antigone moderne… comment avez-vous réussi ça en terme de cinéma ? On le sent. J’ai passé beaucoup de temps avec des victimes, avec des travailleurs sociaux, avec des agresseurs… mais il fallait passer du réalisme social à cette universalité et c’est vraiment là qu’il faut réfléchir en terme de cinéma. Je voulais d’abord travailler en scope, mais je n’ai pas eu assez d’argent pour ça. Alors après, c’est de la cuisine interne. Des histoires de format, mais aussi de focales très précises qui me permettaient d’isoler Umay. Pareil pour le score. Je ne voulais pas un score traditionnel, mais au contraire, une musique très classique ! Ca aurait pu être un film ultra réaliste, « Berlin style ». Mais je voulais au contraire un film très classique. Impossible de ne pas penser à Head On. Pourtant, malgré le sujet et l’actrice, L’Etrangère, c’est exactement le contraire du film de Fatih Akin… En terme de mise en scène, et de sujet, complètement. Dans le film de Fatih Akin, le personnage de Sibelle voulait fuir sa famille. Au cœur de l’Etrangère, il y a cette ambivalence, cette volonté de liberté tout en ne se coupant pas de ses racines, de sa famille. Mais est-ce vraiment possible ?
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- EXCLU - L'étrangère : rencontre avec la réalisatrice Feo Aladag
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