The Studio
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Est-ce la fin d’un certain cinéma américain ? Evan Goldberg, co-créateur avec Seth Rogen de la série événement d’Apple TV+ qui raconte les coulisses d’Hollywood, nous donne son point de vue.

En plus de 20 ans de carrière, Evan Goldberg a tout vu, tout entendu à Hollywood. À la fois producteur (En cloque, mode d’emploi, The Boys…) scénariste (SuperGrave, Délire express…) et parfois co-réalisateur (C’est la fin et L'Interview qui tue !), il s’associe une nouvelle fois à son compagnon de route Seth Rogen pour l’épatante et hilarante série The Studio. On y suit un producteur cinéphile (Rogen) propulsé à la tête d’un studio, qui doit composer avec un actionnaire en quête de rentabilité. Une vision acerbe de l’industrie dont Goldberg préfère vanter le réalisme plutôt que le catastrophisme. Rencontre.

PREMIÈRE : À quand remonte l’idée originale de The Studio et l’envie de raconter les coulisses hollywoodiennes ?
EVAN GOLDBERG :
C’était il y a des années. Seth Rogen et moi-même avions rendez-vous avec un cadre, qui est depuis devenu le patron d'un grand studio. Et au milieu de la discussion, il a pris sa tête dans ses mains et a marmonné : « Les gars, je me suis lancé dans ce business parce que j'aime les films, et maintenant j'ai peur que mon travail soit de les ruiner. » Cette phrase nous a longtemps hantés. On s’est mis à discuter avec Seth d’écrire quelque chose sur Los Angeles et ce milieu, en puisant dans notre propre expérience. Et puis Seth, en se regardant dans le miroir un jour, s’est rendu compte qu’il était enfin assez vieux pour jouer un patron de studio. Là, tout s’est enchaîné. On avait une infinité d’idées et d’anecdotes pour nourrir la série, beaucoup plus qu’on ne pourrait jamais en utiliser !

En tant que journaliste cinéma, j’étais partagé entre le rire franc et une petite déprime face au constat que vous faites. C’est normal ?
La série est pensée pour faire ressentir plein de choses, parfois contradictoires. C’était le but.

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C’est une série sur la quête de cinéphiles bien intentionnés, mais qui raconte en même temps comment le type de films qu’ils aimeraient fabriquer a quasiment disparu. C’est presque une histoire de chasse aux fantômes dans une industrie axée sur le marketing et le profit.
Je ne suis pas d’accord avec ça. Hollywood évolue constamment, et si je veux bien reconnaitre que la période actuelle est un bouleversement important dans l’industrie, ces métamorphoses ont toujours existé. Pendant un temps, il n’y avait que des westerns. Puis, dans les années 90 on ne faisait pratiquement que des films d’actions ou des comédies romantiques. Ce sont des phases. Certes, celle-ci est étrange et a des conséquences cataclysmiques… Je ne vais pas minimiser le fait que certains voient leur emploi changer ou disparaître. Mais si vous me demandez si The Studio parle de la fin du cinéma, je vais vous répondre que non. Pas du tout.

Alors de quoi parle la série ?
De gens qui doivent trouver un équilibre délicat entre le commerce et l'art, soit les deux moitiés d’Hollywood. Tu veux faire de l'art de qualité ? Alors il faut que ça rapporte de l’argent. Ou alors, tu peux faire un truc merdique qui va t’offrir les moyens de faire de l’art de qualité à côté. C'est un numéro d'équilibriste sans fin pour les studios. Et les scénaristes, producteurs et réalisateurs doivent réussir à trouver leur place dans ce système extrêmement complexe… C’est une industrie étrange où le beau doit être rentable.

Vous ne trouvez pas que le conflit entre l'art et le commerce est largement en faveur du commerce en ce moment à Hollywood ? Peut-être même plus qu'il ne l'a jamais été dans l’histoire du cinéma ?
Je ne crois pas. Le cinéma hollywoodien dans son ensemble a toujours été très commercial, mais on s’en rendait peut-être moins compte parce que des tas de grands films voyaient le jour. Si l'on considère seulement la qualité des films, alors ce que vous dites est probablement vrai. Mais ce n’est pas le cas si l’on regarde l’ensemble de l’industrie du divertissement, cinéma et télévision compris. Ce qui se passe dans le monde des séries est incroyable, et je pense qu’elles ont pris le relai du cinéma indépendant tel qu’on le connaissait au début des années 2000. Encore une fois c’est un changement, pas une disparition. The White Lotus aurait sûrement été un film il y a dix ans, et à la place ils ont fait trois saisons incroyables.

Et le fait même que The Studio soit une série et non un film en dit long, non ?
Oh oui, c'est une blague. Toute la série est une blague qui fonctionne sur plusieurs niveaux. 

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On pourrait peut-être au moins s’accorder sur le fait que la série acte la fin du film projeté au cinéma comme objet culturel d’importance. Les streamers ont gagné contre les vieux studios.
La guerre n'est pas finie, mais ils ont remporté des batailles très importantes. Qu’est-ce que vous voulez, les gens n’ont plus d’argent… Qui se permettre d’aller voir un film en famille aux États-Unis et de débourser 120 dollars pour les entrées et le pop corn ? Il faut que ce soit un vrai événement, qu’on ait l’impression de vivre quelque chose d’intense.

Et dans ce contexte, il devient quasi impossible de faire les films dont rêve le personnage de Seth Rogen, qui aimerait retrouver un cinéma proche de celui des années 70.
Oui, ça devient vraiment très, très, très difficile. Par ailleurs, on a besoin de grandes stars de cinéma pour que les gens se déplacent. Et il n’y a plus tant de jeunes pour prendre la relève. On peut les compter sur les doigts d’une main : Timothée Chalamet, Tom Holland… et peut-être que Jack Quaid est en train de devenir une vraie star de cinéma. Et en parallèle, il y a beaucoup plus de stars de télévision qu’avant, mais ce n’est pas tout à fait la même chose. La star de cinéma a quelque chose d’indéfinissable. 

Il reste beaucoup de gens à Hollywood qui ont encore ce fétiche du vieil Hollywood et de ses traditions ?
Oui ça existe encore, mais surtout chez les gens un peu plus âgés. Sauf que tout change très vite : les premières de films étaient des événements majeurs il n’y a pas si longtemps. Aujourd’hui, peut-être que ton film en aura une, peut-être pas… Je me suis rendu dernièrement à l’une d’entre elles, et je me demandais pourquoi tout le monde était habillé si bizarrement. J’étais perdu. Ça m’a pris 25 minutes pour comprendre que j’étais entouré d’influenceurs, qui n’ont aucun intérêt particulier pour le cinéma, et qui sont juste là pour nourrir leurs réseaux sociaux (Rires.). 

Ce qui me surprend, c'est que vous semblez très à l'aise avec tout ça…
On a commencé très jeunes avec Seth et on a traversé des tas de bouleversements. On a entendu un million de fois que telle technologie ou tel changement signait la fin d’Hollywood. Les gens aiment être fatalistes. Je pense que le cinéma en salles va suivre le même chemin que les pièces de théâtre ou les comédies musicales, qui ont un temps été au coeur de la culture populaire : on continue d’aller au théâtre, mais ces industries sont simplement moins grandes qu’avant. Ce qui n’empêche aucunement leur pertinence. Je sais bien peu de gens ont la même chance que Seth et moi, mais il n’y pas d’autre choix que de suivre le mouvement. Le monde change, mais ce n’est généralement pas aussi brutal et définitif qu’on le le pense.

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Qu'est-ce qui fait une bonne satire ?
Votre question me permet de préciser une chose : on n’a pas voulu faire une satire, c’en est devenu une malgré nous. On n’a jamais dit le mot satire une seule fois en écrivant ou en tournant. C’est la presse qui a collé ce terme sur la série. On voulait juste refléter ce qu’est Hollywood, sans oublier d’être drôles, évidemment. Mais l’idée était d’être réaliste, et c’est la folie de cette réalité qui prête à rire. Et on vouait convoquer l’imaginaire - qui ne l’est pas tant que ça ! - autour d’Hollywood. Les très belles maisons d’architectes, les restaurants chics et tous ces lieux emblématiques où ont lieu des conversations ultra intenses sur des choses parfaitement stupides. C’est ce qui est marrant à Los Angeles : tu peux passer ta matinée sur un tournage dans la boue, déjeuner à Musso & Frank pour convaincre un riche producteur de financer un film indépendant… et passer ta soirée dans un bureau à consoler un réalisateur dont le film sur lequel il bossait depuis six ans a disparu en un clin d’oeil, parce qu’un acteur de 16 ans a abandonné le projet. Toutes ces choses dingues étaient d’excellents terrains de comédie et de tragédie.

Comment avez-vous trouvé le juste milieu entre la description du milieu et les gags qui carburent à la pure bêtise ?
Le côté stupide, on a généralement pas trop de mal à le trouver (Rires.) Mais ce qui nous a permis de rester sur la bonne voie, ce sont ces deux questions : est-ce que cette situation pourrait se produire ? Et cela nous est-il déjà arrivé ? Il y a des histoires si folles que nous avons dû les mettre de côté parce que personne n’y aurait cru, ce qui aurait été dommageable pour la crédibilité de l’univers de la série. On voulait que les téléspectateurs aient l'impression d'être dans la pièce avec ces personnages. C’est d’ailleurs pour ça qu’il y a autant de plans-séquences. 

Et dans quelle mesure la série est basée sur vos expériences personnelles ?
Je dirais autour de 85 %. Plutôt flippant, non ? (Rires.) Même les choses qui ne sont jamais arrivées sont inspirées de vraies expériences. Par exemple la pellicule volée dans l’épisode 4 vient d’un film sur lequel on travaillait et que quelqu’un nous avait piqué sur ordinateur. Rien n’est complètement fictif, sauf peut-être l’épisode final [qui se déroule au CinemaCon]. Ça, heureusement, ça n’est jamais arrivé (Rires.)

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Comment avez-vous convaincu autant de stars de jouer ainsi avec leur image publique ?
C'était de loin la partie la plus difficile de la série, presque un autre travail à part entière. Tous les midis à la pause déjeuner, on faisait des rendez-vous et on se prenait la tête. Parfois, nous réécrivions tout le scénario pour coller à une personne précise, et elle arrivait en nous disant qu’on devait recommencer car ça ne lui allait pas tout à fait. C’était sans fin ! Pour Martin Scorsese, on a eu une chance pas possible : on lui a envoyé les scripts, il a dit oui et on ne l’a rencontré en vrai que le jour du tournage. On ne lui avait jamais parlé de notre vie avant ça ! Et pour ce rôle, c'était soit Marty, soit Quentin Tarantino. Personne d'autre n'aurait pu convenir. Il fallait que ce soit un réalisateur dont on ne doute pas une seconde qu’il puisse faire un film sur le massacre de Jonestown. Ça réduit considérablement les possibilités ! 

On s’est souvent mis des situations impossibles où on était foutus si on ne trouvait pas la bonne personne. Et chaque cas était unique : Ron Howard a accepté immédiatement mais tenait à prendre un coach d’acting, parce qu’il n’avait pas joué depuis longtemps et qu’il voulait être au top : « Je ne veux surtout pas être le réalisateur qui fait une performance merdique. » (Rires.) On a répété les répliques avec lui par téléphone et on a modifié quelques dialogues ensemble, ce qui a fait une énorme différence sur le résultat final. D’ailleurs, pas mal de guests ont ajouté des blagues très précises et parfois très méchantes envers eux-mêmes. Et on a deux ou trois scénarios entièrement écrits qui sont en attente, car les réalisateurs qui correspondaient au profil n'étaient pas disponibles. Pas grave, ce sera pour la saison 2.

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Donc il y aura une saison 2 de The Studio ?
On l’espère très fort en tout cas. On n’a pas encore le feu vert d’Apple et elle n’est pas commandée, mais on tente de la lancer le plus vite possible. Et on discute déjà d’idées d’épisodes.

Il y aura un angle spécifique ?
Non, je crois qu’on va continuer à faire plus ou moins la même chose. On s’inspire un peu de Curb Your Enthusiasm de Larry David, où il y a une prémisse à chaque saison, mais des épisodes entiers n’ont rien à voir avec ça. Dans la saison 1 de The Studio, le film Kool-Aid est mentionné dans trois ou quatre épisodes, et puis on n’en entend plus vraiment parler. Je ne peux pas vous le garantir à 100 % mais je pense que ça sera un peu le même principe : on commence par un gros projet sur lequel les personnages travaillent, ou bien un problème auquel ils sont confrontés, et on part rapidement sur autre chose. L’idée est toujours que chaque épisode soit indépendant des autres, pour que quelqu’un qui ne connaît pas la série puisse la prendre en cours de route. Seth et moi sommes des enfants des années 90 et on pouvait regarder sur un épisode de Friends sans jamais en avoir vu un avant. C’est un élément fondamental pour nous.

The Studio, à voir sur Apple TV+. Dix épisodes en tout, un par semaine.

The Studio : Seth Rogen enterre un certain Hollywood dans une série satirique hilarante [critique]