M. Night Shyamalan
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Pour la sortie de Knock at the Cabin, le réalisateur retrace une partie de sa filmographie. Sixième Sens, Incassable, Signes ou The Visit : rencontre avec un artisan surdoué du thriller.

Mi-janvier, M. Night Shyamalan nous accordait une petite trentaine de minutes en visio pour évoquer une partie de sa filmographie et son dernier-né, Knock at the Cabin. Un thriller oppressant aux proportions bibliques, où un couple et leur jeune fille sont pris en otage dans un chalet isolé en pleine nature. Les quatre étrangers qui les retiennent prétendent vouloir éviter l'apocalypse, et exigent un choix impossible... Naissance au cinéma, gloire, chute et résurrection : Shyamalan nous dit tout - ou presque.

Praying with Anger (1992) et Wide Awake (1998)
M. Night Shyamalan :
"Ah, vous revenez aux origines ! Je crois que mes deux premiers long-métrages représentent parfaitement ce que je suis dans la vie : quelqu’un d’extrêmement sincère et de très sentimental. Si on allait boire une bière ensemble, je suis sûr que vous vous sentiriez en sécurité et que vous me raconteriez très vite des choses intimes sur vous. C’est comme ça, c’est ce que je dégage. Le problème, c’est que tout le monde n’est dans le même état d’esprit que moi ! J’y suis peut-être allé un peu fort dans la sincérité avec ces deux petits films, qui ont eu du mal à trouver leur place. J’ai eu l’impression qu’une partie de moi - ce côté "gentil et candide", pour le dire vite - était rejeté. Comme si j’avais brisé un accord tacite avec le public. J’étais dévasté. Sur Praying with Anger, je n’avais que 21 ans. Vingt-trois pour Éveil à la vie. Vous imaginez un réalisateur de 23 ans face à Harvey Weinstein [NDLR : Le producteur déchu a largement remonté le film et l’a mis au placard plusieurs années. La rumeur dit même qu’il aurait fait pleurer Shyamalan en public] ? Je vous assure, mieux vaut ne pas savoir…"

Sixième Sens
Gaumont Buena Vista International

Sixième Sens (1999)
"Comme mes débuts n’avaient pas eu le succès que j’espérais, je me suis interrogé sur les films qui m’obsédaient vraiment. Je me cherchais encore en tant que réalisateur. Et j’avais beau me creuser la tête, je retombais inlassablement sur des choses à l’exact opposé de mes deux premiers longs, comme Alien ou L’Exorciste. Des films d’horreur, certes, mais sous la forme de thrillers. Et si j’en écrivais un ? Et si on me laissait m’amuser et tenter ma chance sur un thriller qui essaierait de casser les codes ? J’ai vite découvert que c’était quelque chose de très facile et naturel pour moi. Je prenais un plaisir fou avec ce langage spécifique de cinéma, et j’avais l’impression que je pourrais ne faire que ça jusqu’à la fin des temps. Mais mon côté sincère et sentimental n’avait pas disparu, il se cachait juste derrière le genre. Miracle : ce mélange donnait des choses bien plus profondes. J’avais trouvé le bon équilibre.

Quand le script a commencé à tourner, j’ai exigé deux choses de la part de ceux qui seraient intéressés : je devais impérativement réaliser le film, et il fallait qu’ils mettent au minimum un million de dollars. Pas pour me la jouer ou parce que j’avais l’impression d’être particulièrement génial, mais pour imposer mes conditions et m’assurer de l’intérêt réel du studio. Et à mon grand étonnement, ça a mordu. Disney a dû mettre le paquet pour me faire signer avant que les autres ne mettent la main sur Sixième Sens. Puis, le casting s’est fait assez naturellement. J’ai grandi avec les films de Bruce Willis et j’ai toujours trouvé qu’il y avait en lui des possibilités dramatiques inexploitées. Lui, de son côté, était ravi de casser son image. Ce qui s’est passé ensuite - le succès immense et l’importance qu’a pris le film - nous a totalement pris par surprise."

Incassable (2000), Split (2016), Glass (2019)
"J’étais encore très flippé après Sixième Sens. J’avais une peur pas possible de ne jamais pouvoir tourner autre chose et je ne pensais qu’à ça. Je ne me faisais pas confiance et encore moins au milieu du cinéma. Donc j’ai écrit Incassable aussi vite que possible dans la foulée du tournage de Sixième Sens… en gardant bien en tête ce que j’avais vécu sur mes deux premiers films. J’avais cette idée d’un comic book movie, mais j’étais sûr que ça n’allait intéresser personne : qui allait venir voir ça ? Le genre n’était évidemment pas ce qu’il est aujourd’hui, les gens s’en fichaient éperdument. Pour moi, c’était un film de niche. Et puis petit à petit, pendant le tournage, j’ai acquis la certitude d’être en train de faire le meilleur film de ma carrière. Je le pense toujours, d’ailleurs !

Mais il y a eu une confusion de la part du public, qui croyait que j’allais refaire quelque chose dans le goût de Sixième Sens. C’était vertigineux : on attendait de moi que je ressasse le même truc encore et encore ? Quelle déprime. Pendant quelque temps, Incassable a été regardé à travers un miroir déformant. Et puis il a trouvé son public et n’a fait que grandir au fil des ans, au point d’être désormais reconnu comme un précurseur des comic book movies. Après ça, j’ai enfin pu respirer et me dire que la réalisation allait vraiment être mon métier. Dix-neuf ans plus tard, j’étais dans le bon état d’esprit pour enfin écrire le film dédié à cet autre personnage qui devait être dans Incassable, mais qui n’avait pas trouvé sa place. Un truc tout petit, très resserré, mais qui repose sur une idée forte. Ça a donné Split. Les astres sont alignés : le retour de Bruce Willis et la possibilité d’avoir le droit de faire référence à Incassable, alors que le studio n’était plus le même qu’à l’époque. Une fois que j’en étais arrivé là, il fallait que je termine cette histoire avec Glass."

Signes
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Signes (2002)
"Sur mon carnet de notes, j’avais gribouillé cette idée d’un film d’invasion extraterrestre du point de vue d’une famille enfermée dans sa maison. Et quelques dizaines de pages plus loin, je suis retombé sur cette phrase que j’avais écrite : 'Un type se réveille et trouve un crop circle dans son champ'. Aucun lien entre les deux. Mais si je les mélangeais ? Wow, d’un coup, tout ça prenait une autre ampleur. Et au niveau tonalité, je voulais m’inscrire en réaction à Incassable, qui était lourd, morose, sombre. Pas question de faire ça pour Signes. Alors j’ai attendu d’être dans les bonnes dispositions psychologiques pour l’écrire. Il fallait que je me sente heureux et parfaitement détendu. Avant que Mel Gibson ne rentre dans l’équation, j’envisageais un autre acteur qui n’était pas disponible et n’a même pas eu l’opportunité de lire le script. Mais dans un coin de ma tête, j’avais donc Mel, qui me semblait être un choix inattendu pour jouer ce personnage à rebours des rôles physiques pour lesquels on le connaissait. Même si je ne le connaissais pas personnellement, je lui ai fait envoyer le scénario. Le coup de téléphone qui a suivi était à la fois très intéressant et très bizarre (Rires.) Donc il m’a appelé et m’a dit : 

C’est marrant, c’est bien.

Euh, OK... Mais vous voulez faire le film ?

Eh, pourquoi pas !

Et il a raccroché ! J’étais stupéfait : est-ce qu’il était sérieux ? Il l’était (Rires.) Ensuite, tout est allé très vite, le casting s’est formé à vitesse grand V et j’ai passé un tournage extrêmement joyeux. Mel a apporté son entrain et l’a transmis à Joaquin Phoenix. Et Abigail Breslin était une prodige, une gamine si spéciale. Elle avait cinq ans ! Son talent précoce a forcé tout le monde à se donner à fond."

Le Village (2004)
"L’impulsion originale du Village vient de ma fascination pour ces communautés isolées de tout. Je crois qu’elles représentent certaines de mes angoisses profondes. J’ai la trouille que ma famille ne soit pas à l’abri et que mes enfants deviennent des êtres cyniques à cause de la dureté du monde. Il y a aussi sûrement chez moi une forme de nostalgie, un désir de revenir à une époque plus simple. D’où cette question : si quelqu’un avait assez d’argent, est-ce qu’il serait possible de se couper totalement de la société avec ses amis et sa famille ? Le film s’interroge sur ce qui se passe quand la magie est rompue, une fois qu’on a compris ce que ça coûte vraiment de vivre dans l’innocence, à l’écart du reste du monde. Est-ce qu’on a tout de même envie de continuer à perpétuer le mensonge ? Le Village a été un vrai succès, numéro 1 à sa sortie partout dans le monde. Enfin, sauf au Japon. J’avoue que ça m’a agacé, mais je ne savais pas qu’on ferait face à un nouveau jeu vidéo ! C’est de ma faute, j’ai choisi le mauvais jour (Rires.) Et c’est le premier des mes films qui était marketé quasi uniquement sur mon nom. C’était intéressant de voir ce que ça générait de la part du public. J’étais devenu une marque."

La Jeune fille de l’eau (2006)
"Un bide ? Hum, je serais un peu plus nuancé que ça. Ça reste l’un de mes films préférés. Une oeuvre peu commune… mais impossible à vendre. Je n’avais pas du tout pensé à la façon d’attirer les gens, à la campagne marketing… J’ai juste fait un film. Mauvaise idée, mais leçon intéressante : tu peux tourner le meilleur film possible, mais si tu ne parviens pas à faire passer le ton de l’histoire durant la promo, alors c’est très compliqué de donner envie de venir le voir. C’est comme ça. Reste que ceux qui l’ont vu l’aiment beaucoup, je crois."

Phénomènes
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Phénomènes (2008), Le Dernier Maître de l’air (2010), After Earth (2013)
"Un jour, j’ai eu l’illumination : et si la nature se retournait contre nous ? Ça m’amusait beaucoup de traiter le sujet comme une pure série B, avec un angle très espiègle, ironique, presque loufoque. Phénomènes était une farce, même si tout le monde ne l’a pas compris… Et puis quoi qu’on en dise, le film a quand même eu un certain succès, tous les producteurs s’y sont retrouvés. Avec le recul, je crois que c’était le dernier projet où j’étais vraiment libre avant The Visit. Entre deux, j’ai fait Le Dernier Maître de l’air et After Earth. Il s’agissait de commandes, là où tous mes autres films venaient directement de mon imagination. Je me sentais paumé et je n’avais jamais ressenti ça. Je ne sais plus vraiment pourquoi j’ai dit oui à ces films.

Il y avait sûrement une partie de moi qui voulait se faire accepter par le système. Et je me suis oublié pour essayer d’y parvenir. J’ai compris que la façon de fonctionner des studios n’était pas faite pour moi. D’autres réalisateurs font ça très bien, hein. Mais il faut accepter de se faire lobotomiser pour être récompensé. On te refuse tout ce qui sort un peu du cadre, tout ce qui est un peu bizarre et qui fait aussi mon cinéma. J’étais habitué à avoir mon mot à dire sur chaque aspect d’un film, jusqu'au moindre son. Là, c’était l’inverse. Moi, j’ai besoin d’être libre, je ne sais pas faire autrement. Ceci dit, je crois que j’avais besoin d’en passer par ces cinq ou six années de perte de contrôle pour mieux revenir avec The Visit."

The Visit (2015)
"Je ne sais pas à quel point j’étais conscient de faire mon come-back avec The Visit, mais j’étais persuadé que le film me correspondait parfaitement. Je n’étais plus en train de me trahir moi-même. Et puis je me sentais à l’aise avec ce petit budget et ce décor limité à une seule maison. Un retour aux sources, en quelque sorte. Je voulais faire un thriller sur la vieillesse, thématique qui agitera également Old quelques années plus tard. The Visit m’a rappelé que je n’ai besoin de la permission de personne pour faire ce que j’aime, et qu’en plus le public me suit. Je n’avais pas à avoir honte d’être un peu différent, dans les marges. Au contraire, c’est toute ma force, parce que ça donne des films qui ne ressemblent à aucun autre. Mon cinéma repose sur une promesse : vous ne verrez ça nulle part ailleurs (Rires.)"

GALERIE
Universal Pictures

Knock at the Cabin (2023)
"J'aime faire des films à la jonction du thriller surnaturel et de l’horreur, et la religion est un sujet qui m’a toujours intéressé. Tenez, regardez [Il tourne sa caméra et nous dévoile son immense bureau aux murs en pierre, avec un énorme poster de L’Exorciste, NDLR]. Vous voyez, ça fait partie de moi depuis très longtemps (Rires.) Mais le truc marrant, c’est qu’en fait je ne suis pas très religieux. Ce qui me fascine, c’est d’essayer de comprendre pourquoi les gens ont la foi, ou pourquoi ils se font embarquer dans des sectes. La question du mythe et de la façon dont il s’inscrit dans notre réalité m’interroge également. Par exemple, si on se met à croire dur comme fer à l’existence des extraterrestres, alors toute la mythologie loufoque qui existe autour paraît réelle. La religion, c’est ça pour moi : un mythe qui a l’air réel. J’aime jouer avec les possibilités que ça offre. Knock at the Cabin part donc de cette idée et c’est une histoire qui a potentiellement des ramifications sur le monde entier, mais du point de vue de quelques personnes seulement.

Je suis dingue de ce genre de concept. Aussi simple que possible, sans fioritures. L’excès n’est pas fait pour moi. J’ai, au contraire, l’impression que ça diluerait la puissance de mes films. Avec une simple scène de dîner, on peut raconter absolument n’importe quel type d’histoire. Et puis les oeuvres minimalistes ont toujours plus d’impact sur moi, comme L'Invasion des profanateurs de sépultures - l’original, hein - ou Les Diaboliques, dont j’ai d’ailleurs l’affiche dans le couloir qui mène à ma salle de cinéma. Je suis dingue du film de Clouzot et de la façon dont il donne chair à ses personnages avec trois fois rien. C’est ça que je vise. Je dis souvent - en plaisantant bien sûr ! - à mes équipes qu’on fait des sushis : très peu d’ingrédients, mais d’une qualité supérieure."

Knock at the Cabin, de M. Night Shyamalan, le 1er février au cinéma. Avec Jonathan Groff, Ben Aldridge, Dave Bautista… Durée : 1 h 40.