Emily The Criminal
DC

L'actrice tient de bout en bout ce thriller oppressant qui vaut plus que n’importe quel documentaire sur l’horreur économique moderne.

Directement (et discrètement) sorti en vod à la fin de l’année dernière, on a bien failli passer à côté de ce film qu’on critique ici un peu tardivement. Mais le buzz grossit (grâce à l’amusante confusion de Paul Schrader ?) et c’est donc le moment de vanter les mérites de ce premier film intense. Tout commence par une scène d’embauche qui se passe plutôt mal. Suivi par un texto : « Ca te dirait de te faire 200 dollars en une heure ? ». Pour Emily c’est une bénédiction : si elle se rêve en artiste, elle galère surtout pour rembourser ses 70 000 dollars de prêt étudiant et enchaîne les jobs de merde. Mais elle ne s’en sort pas et le sort s’acharne contre elle. Pourtant Emily est une bosseuse. Mais elle a deux « défauts » : elle n’aime pas trop se faire humilier et sait se défendre – comme l’apprend à ses dépens une galeriste qui lui explique qu’elle devrait être bien contente d’avoir décroché un stage non rémunéré. A l'instar de cette scène d’entretien d’embauche qui monte progressivement en tension et dans les tours, le film est rempli de scènes démentes qui foutent la rage.


Thriller hyperréaliste (très stylisé mais au gros feeling documentaire) Emily The Criminal est nourri d’une hargne sociale et d’une énergie « millenial » bluffante. A l'image de son titre parfait et de son héroïne orgueilleuse, le film est direct, file droit sans se retourner et n’épargne pas ses coups. On y suit le parcours de cette jeune femme qui reprend confiance en elle à mesure qu’elle pénètre le monde de l’illégalité pour sauvegarder son intégrité. Car la véhémence d’Emily apparaît très vite comme la seule réponse logique à l’oppression dont est victime sa génération. Depuis l’ouverture glaçante jusqu’au final libérateur, on voit Emily encaisser les humiliations et laisser monter sa fureur. Chaque injustice, chaque petite ignominie (une sale réflexion d’un manager, un entretien qui se passe mal, un regard), la pousse un peu plus au bord du gouffre. Et quand arrive le texto dont on parlait, Emily accepte le deal et plonge dans une combine de fausses CB qui va se révéler de plus en plus dangereuse.

John Patton Ford multiplie les scènes de tension et de suspense sans jamais en faire trop. Comme cette séquence où Emily doit acheter une voiture et quitter le garage avant que la banque ne soit appelée. Incroyablement shooté (avec sa palette bleue métallique on pense un peu à du Michael Mann lo-fi), écrit, au rasoir c’est un film noir bien enraciné dans son environnement, qui fonctionne sur une toute petite échelle et se concentre sur son sujet. Et son actrice. Car Emily The Criminal ne serait rien sans la performance subtile d’Aubrey Plaza. Vue dans Black Bear et surtout The White Lotus, elle passe ici du sentiment d’accablement à l’agressivité en un clin d’œil. Impassible, la caméra de Ford et de son chef op Jeff Bierman traque ces réactions de manière objective. Les gros plans trahissent son anxiété ou sa résolution, jamais un quelconque pouvoir. Parce qu’Emily n'est qu'une des innombrables silhouettes broyées par le système. Comprenons-nous bien : le film refuse d’être un énième pensum sur les méfaits du capitalisme. Il s’agit plutôt de l’impeccable démonstration qu’aujourd’hui, il n’y a plus qu’une alternative : l’esclavagisation légale ou la liberté illégale. Emily a choisi.