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A l’occasion de la resortie du Port de la drogue (Pickup on south street en VO) de Samuel Fuller, j'ai demandé à Christa Fuller, mariée pendant trente ans au réalisateur jusqu’à sa mort en 1997, de revenir sur ce film clé de la carrière du grand Sam.pagebreak« Quel titre idiot ! Je ne sais pas ce qui a pris aux distributeurs français de rebaptiser le film. A l’origine, le personnage de Richard Widmark vole par hasard des secrets liés à la bombe atomique, et l’enjeu est beaucoup plus important qu’une simple affaire de drogue. Il met la fille (qui transportait les documents) en danger parce qu’elle travaille pour des agents à la solde des communistes.Mais au début des années 50, il régnait en France un anti-américanisme qui a duré jusqu’à ce que Dominique Desanti écrive un livre sur les staliniens. Le critique Georges Sadoul a fait passer mon mari pour un fasciste alors qu’il a toujours été démocrate. Le film a donc irrité les communistes idéalistes, mais ce qu’ils refusent de voir, c’est que l’Amérique était comme ça à cette époque. C’est un portrait réaliste des gens de bas étage qui avaient subi un lavage de cerveau. » pagebreak« Du temps où mon mari était reporter criminel, il a connu des gens comme le personnage joué par Richard Widmark, des pickpockets qui survivaient en fauchant dans le métro. Ce sont des petits criminels, complètement asociaux. Dans le film, Widmark habite dans une bicoque sans frigidaire, il met sa  bière au frais dans l’Hudson, il ne croit pas à l’amour ni aux valeurs bourgeoises.Quand Thelma Ritter dit au mercenaire engagé par les communistes "Tout ce que je sais des communistes, c’est que je ne les aime pas", ce n’est pas Samuel Fuller qui parle, c’est le personnage de la vieille femme. La bêtise de certains critiques, c’est de croire que ce que le metteur en scène place dans la bouche des gens reflète sa propre pensée. Ce n’est pas le cas. »pagebreak« D’un autre côté, Edgar Hoover était encore furieux quand Richard Widmark dit "N’agitez pas votre drapeau". Hoover avait déjà crisé pour J’ai vécu l’enfer de Corée (1951), à cause du médecin noir à qui un prisonnier coréen demande pourquoi il combat pour un pays qui ne l’autorise même pas à s’asseoir sur la même banquette que les blancs. Hoover a accusé mon mari de travailler pour le parti communiste. C’est toujours comme ça quand on observe le monde avec franchise et indépendance. D’un côté les staliniens accusaient mon mari de facho, de l’autre,  les fachos le traitaient de communiste. »pagebreak« Ca m’a beaucoup attristée quand on a fait passer mon mari pour un fasciste. J’ai montré le film à mon ami Henri Lefebvre, le grand philosophe marxiste. Il a quitté le parti communiste quand les Ruses ont envahi Prague, mais sa femme était toujours au parti. J’étais absolument offensée par sa vision primaire de l’Amérique qu’elle ne connaissait absolument pas , parce qu’elle n’y avait jamais mis les pieds. Pour elle, les communistes étaient des saints et l’Amérique était le grand méchant loup. Elle n’imaginait pas qu’il existait là-bas des gens intelligents qui luttaient pour la justice sociale. »pagebreak« Sam était en avance sur son temps. Il a ouvert la voie à Scorsese et Tarantino. En France, il y a toujours eu une relation d’amour/haine. Truffaut disait toujours de très belles choses : "Fuller est simple sans être simpliste et c’est très rare". »pagebreakPour en savoir plus : Le troisième visage, un livre de Christa Fuller, résultat de six ans de travail. Plus que les souvenirs d’un cinéaste essentiel, le livre retrace un siècle d’histoire de l’Amérique du XXème siècle par un témoin privilégié et passionnant.