DR

Plus qu’un péplum sauvage (ce qu’il est aussi), Noé, le nouveau film de Darren Aronofsky, est un vrai film d'auteur nourrit par les questionnements de la Genèse. Rencontre avec le co-scénariste de ce chef d'oeuvre, Ari Handel, qui nous parle déluge, poésie, religion et... mythologie grecque.On a récemment découvert un poème d’Aronofsky où certains éléments de Noé semblaient en germe. Quelle fut son importance dans la genèse du film ?J’ai découvert ce poème quand on était en salle de montage. Je savais qu’il existait parce qu’il représentait une date marquante pour Darren. L’écriture de cette poésie fut essentielle pour lui… Quand on en a parlé, il ne savait plus pourquoi il avait choisi d’écrire sur Noé, ni ce qu’il voulait dire à l'époque, mais ça restait un moment important de son enfance parce que ce poème avait été écrit pour l’école et qu’il lui avait permis de remporter un concours qui le conduisit à lire ce poème devant les Nations Unies. Cette cérémonie lui a donné confiance en lui et je pense même que ça lui a donné la force et l’énergie de raconter des histoires. Le poème m’a également fait prendre conscience que, pour Darren, Noé a toujours été là, présent dans sa vie. Pour la petite histoire, il ne se souvenait pas vraiment de ce poème et il l’a retrouvé dans sa cave bien après qu’on ait fini le scénario. Quand je l’ai lu, j’ai été étonné de voir que, effectivement, certains thèmes du film étaient déjà là, en gestation. Notamment l’idée que s’il y a la paix et la bonté au fond de l’Homme, il y a aussi la méchanceté. Quel fut le processus d’élaboration du script de Noé ?Au début des années 2000 - vers 2001 ou 2002 - nous avons commencé à écrire un scénario à partir de cette histoire. On a dû le finir vers 2006 et on l’a proposé à Universal. Pour de nombreuses raisons, ils n’ont pas voulu le produire. Je pense que le monde n’était pas prêt pour les bible epic à cette époque.Pourquoi ?Je ne sais pas… On peut trouver beaucoup d’explications, et d’abord financières. Evan Tout-Puissant venait de sortir quelques mois plus tôt et fut un énorme flop… Je pense que ça a dû refroidir l’industrie. Par ailleurs, les controverses que ce film pouvait susciter ont dû faire peur aux studios. Aux US, tous les films qui ont un sujet religieux sont absolument imprévisibles en terme de box-office et de réception publique. Et les studios n’aiment pas les choses imprévisibles.Sur le sujet de la controverse, vous saviez à quoi vous vous exposiez ?Non, ce n’est pas le genre de choses auxquelles on pensait. Rétrospectivement, du point de vue des studios j'entends, ça semblait quand même un énorme pari et ils se devaient d’envisager ça du point de vue du box office et des risques potentiels… Darren et moi, nous ne sommes pas des enfants, nous savions bien que ce serait compliqué. Mais une des premières choses que nous nous sommes dit, c’est que nous voulions être respectueux du texte. Que le film devait prendre ses racines dans la Bible. Et que même si nous emmenions le film dans une sphère mythologique, il fallait qu’on traite les thèmes qui sont au coeur de la Genèse, les questions que ce texte posent.A aucun moment vous n’avez imaginé la réaction de la Bible Belt ?Ce n’était pas notre problème. Nous pensions – sans doute naïvement - qu’il fallait simplement que l’histoire fonctionne. Comment résoudre les arcs narratifs des personnages ? Comment concilier les différents aspects (étranges, mystérieux) de la Genèse dans une histoire qui fonctionne au cinéma ? Et on a essayé de faire ça bien.Donc Universal refuse de produire le film…Oui. On est au milieu des années 2000 et on a donc un script sans producteur. Pas tout à fait celui que vous connaissez, parce que, depuis, il a été un peu modifié – on voit la différence dans le comics d’ailleurs. On avait ce script sans savoir si nous serions un jour capable d’en faire un film. On commençait à être impatients. On a donc décidé d’en faire un comics. Et quand le comics était pratiquement fini, le film a été greenlighté chez la Paramount… Mais entre 2006 et 2012, qu’est-ce qui s’est passé à Hollywood pour que l’on vous laisse faire Noé ?D’abord il y a eu Black Swan qui a prouvé à l’industrie que Darren pouvait faire des films qui fonctionnent industriellement, et qu’on pouvait donc l’écouter. Et après l’échec commercial de The Fountain, c’était important. Je crois aussi que le bible epic est entré progressivement dans l’esprit des gens. Je ne sais pas pourquoi… Sans doute parce que l’industrie surfait sur le succès des films de super-héros et cherchait des bonnes sources, de bonnes histoires pour ses blockbusters. C’est le succès de 300, la réinvention de Beowulf, ou encore Le Choc des Titans… derrière tout ça, il y a l’idée que les textes antiques ou les histoires judéo-chrétiennes peuvent faire de bons films. Peut être… Réinventer une histoire biblique devait sembler plus cohérent dans ce contexte.Est-ce qu’on doit considérer Noé comme un film religieux ?Ouh là ! On ne peut pas nier que Noé est un épisode de la Genèse, un texte fondateur pour les religions du Livre. Nous sommes partis de la Genèse et des siècles de commentaires que cette histoire a inspiré. C’est une histoire judéo-chrétienne, c’est un fait. Mais dire que Noé est un film religieux serait limiter la portée du film. Ni Darren ni moi sommes particulièrement religieux. On n’a pas besoin d’être juif ou chrétien pour connaître l’histoire de Noé et pour être touché par l’idée d’un déluge qui punit les hommes de leur méchanceté et d'un Dieu qui veut nettoyer l’humanité… Pour nous, c’est une histoire mythologique. Comme Sisyphe ou Icare. Vous n’avez pas besoin de croire à Zeus pour être touché par Icare, son ingéniosité, son audace et sa chute. Beaucoup d’aspects de la Genèse sont ancrés en nous, enterrés au fond de notre conscience. C’est notre héritage culturel. Et notre Noé fonctionne dans un réseau de mythes et de paraboles plus que de religion au sens strict.C’est la différence entre culture et croyance ?Oui, mais sans les opposer et tout en étant très clair : cette histoire existe et continue d’exister parce qu’elle est constamment réinventée, réinterprétée.On est loin du "Noé, ancêtre des super-héros", comme l’a décrit Aronofsky.Il a dit ça ? Hmmmm. Notre Noé parle de la différence entre la bonté et la méchanceté qui sont au fond de l’homme. Du rapport entre le divin et l’humain. Quelle que soit ta croyance, ce sont des questions que tu te poses forcément… En jouant avec ces notions, en les incarnant dans un personnage comme Noé, il devient comme un héros de la mythologie grecque. Et si les demi-dieux du Panthéon grecs sont les ancêtres des superhéros alors… Mais ok, je suis d’accord, je ne sais pas trop ce que ça veut dire (rires)Vous avez dit partout que vous aviez été très scrupuleux et que vous aviez fait très attention à respecter le texte. Mais la différence fondamentale, c’est que dans la Bible, Noé n’est qu’un instrument de la volonté divine. Ici, c’est un personnage qui intègre toute l’ambivalence de Dieu.Ce fut le point de départ de notre réflexion. Quand on a commencé à réfléchir au scénario, on s’est assis et on a relu la Bible. Et on s’est tout de suite aperçu que le personnage de Noé n’avait pas d’arc narratif. Dans le Texte, Dieu ordonne et Noé obéit. Il dit pourquoi et Noé obéit… On a tout de suite senti qu’il fallait créer le personnage et surtout un arc, imaginer son évolution. Le problème c’est que ce que Noé ressentait, ce qu’il éprouvait n’était jamais expliqué ou justifié par la Bible. La clé pour nous fut de comprendre que celui qui avait un arc très fort, le personnage qui changeait vraiment... c’était Dieu. Au tout début du récit, il y a cette phrase : "Iahvé vit que la malice de l’homme sur la terre était grande et que tout l’objet des pensées de son cœur n’était toujours que le mal", et c’est pour ça qu’il décide de le rayer de la surface de la terre. Et à la fin de l’histoire : "Et Iahvé dit en son cœur "je ne recommencerai plus à maudire le sol à cause de l’homme, car l’objet du cœur de l’homme est le mal, des sa jeunesse et je ne recommencerai plus à frapper tout vivant comme je l’ai fait"Les mêmes termes pour justifier le Déluge et pour décider d’accorder son pardon…Exactement. Mais pourquoi ? Pourquoi les mêmes mots sont utilisés au début de l’histoire pour condamner l’homme et à la fin de l’histoire pour expliquer qu’il n’y aura plus de destruction. Au fond,  la bonté et la méchanceté sont toujours en nous. Prends le Livre. L’histoire qui suit le Déluge dans la Bible, c’est Babel. Et Noé se saoule et maudit sa descendance… On ne peut pas dire que l’homme se soit amendé. L’Homme ne change pas, Noé ne change pas. Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ? Comment explique-t-on qu’on passe d’un Dieu vengeur à un Dieu qui accepte de pardonner ? Ce qu’on a choisi de faire, notre travail d’écriture au fond a consisté à donner à Noé (qui est en relation constante avec Dieu) cet arc. Le faire passer d’un personnage vengeur, obsédé, à un personnage plus humain, prêt à pardonner et plein d’espoir. Ce qui donne lieu à la plus belle scène du film, sur le pont de l’Arche.C’est le climax. Une métaphore de la position de Dieu : il veut détruire la création mais en même temps il aime cette création. Et c’est dans cette position qu’on a placé Noé. Tout le début de la Genèse est une mise en scène du degré d’amour que Dieu a mis dans la création du monde. Il a fait le bien pendant six jours et après il se repose. La suite de l’histoire ? De Caïn jusqu’à Noé et même après, la Bible montre à quel point il a été déçu par sa création. Que doit-il faire de ce monde qu’il aime tant et pourtant qui le déçoit autant ? Avec Darren, on a finalement cherché à traduire cette tragédie en terme humain. D’où la scène sur le pont… Et trouver l’arc, l'évolution de Noé fut notre plus gros défi. Oui c’est  un mythe. Oui, c’est un déluge qui tient presque du miracle. Oui, c’est un monde quasi apocalyptique, antédiluvien avec des créatures magiques. Mais qu’est-ce que c’est qu’être humain dans cet environnement ? C'est ça la question que pose le film.Vous synthétisez beaucoup d’épisodes de la Bible en un seul film : Abraham, Babel, Noé évidemment, Caïn et Abel…Comme nous avions décidé de créer un monde mythologique, on voulait d’abord être cohérent. Plus qu’une littéralité contraignante, on cherchait à retrouver le "ton" de la Bible, sa palette, son univers, quitte à emprunter des histoires à d’autres passages de la Genèse. Les jumeaux ce sont Jacob et Esaü, le sacrifice, Abraham, la maternité renvoie à Sarah… On a pris tous ces mythes parce qu’ils nous semblaient avoir leur place et parce qu’ils donnaient de la consistance à notre univers. Encore une fois, on cherchait le ton juste, l’échelle adéquate… un aspect légendaire qui soit immédiat.Pourquoi avoir choisi le look apocalyptique pour ce film ?Parce que l’histoire de Noé est la première histoire apocalyptique de l’humanité. La nature apocalyptique de ce passage de la genèse n’est qu’une surface –le Midrash [méthode d'interprétation des textes sacrés juifs, NDLR] nous a aidé pour la substance de l’histoire –, mais c’est aussi une histoire apocalyptique et on voulait le rappeler. Tout en échappant à l’esthétique commune du genre. C’était important de donner vie à un monde "différent" de ce qu’on voit habituellement au cinéma. Plus magique. Plus mythologique…Pourquoi ?On ne voulait pas que le monde ressemble à quelque chose d’historique. On voulait à tout prix éviter la Judée ou la Samarie romaine, avec des sandales, des tuniques. On voulait qu’on comprenne que c’était le monde avant le déluge. Pas un Ancien Monde, mais un Autre Monde. Avec des éléments surprenants. C’est pour ça qu’on a filmé en Islande.Certains remarquent qu’on peut voir le film comme un manifeste pro végétarien.C’est amusant…. Aux Etats-Unis, beaucoup critiquent Noé en expliquant qu’il s’agit d’un film environnementaliste. J’ai du mal à comprendre en quoi c’est critiquable, mais ça n’est pas la question. La Genèse est finalement très claire sur les règles que Dieu impose aux hommes. Il n’y en n’a pas beaucoup, mais l’une des plus strictes, la seule véritable limite qu’Il fixe aux hommes, c’est l’interdiction de manger de la viande. Faire de Noé un végétarien c’était une fois de plus, se contenter de respecter la lettre du texte. Par ailleurs, si tu regardes le film, quand tu vois ce personnage qui sauve tous les animaux de la terre, ca semblait assez logique et naturel de le rendre végétarien. Surtout face aux hommes qui "corrompent la terre", qui la souillent et la mangent littéralement. La notion d’environnementalisme est essentielle dans le film. Mais elle n’est pas plaquée comme un discours idéologique, elle prend ses sources dans les Textes. C’est inhérent au monde et aux idées décrits dans le film.Vous avez écrit le film pour Russell Crowe ?Non. Mais quand on a fini le scénario et qu’on s’est demandé qui peut jouer un patriarche ? Qui a cette force, cette volonté ? Cette gravitas et cette puissance ? Cette masculinité un peu old fashioned et cette capacité a transmettre la sensation de souffrance et de fardeau ? Russell est vite venu à l’esprit et c’est devenu évident immédiatement.Interview Gaël GolhenBande-annonce de Noé, en salles le 9 avril prochain :