Première
par Christophe Narbonne
Comme Bertrand Bonello, Bennett Miller transcende le biopic illustratif pour livrer un film sépulcral fascinant. Chaque année, à Cannes, on s’amuse à trouver des correspondances entre les films, à cerner des thématiques, à dégager des tendances, bref à donner du sens à une sélection qui, parfois, n’en a pas. Risquons-nous néanmoins, à mi-Festival, à établir un jeu de miroirs entre les deux films les plus envoûtants de cette première semaine : Foxcatcher et Saint Laurent. Dans les deux cas, le héros est un créateur omniscient, persuadé de son génie, secret, drogué, sujet aux sautes d’humeur, jaloux de son pouvoir, doublé d’un petit enfant paumé dont le besoin d’amour est proportionnel à son égoïsme et à sa mégalomanie. Bennett Miller et Bertrand Bonello les enveloppent par leur mise en scène sensitive et atmosphérique d’une aura de mystère et de morbidité qui participe de la fascination qu’ils exercent sur le spectateur. La grosse différence réside dans la nature du héros : géniale, s’agissant de Saint Laurent ; médiocre, concernant John E. du Pont. Incarné jusqu’au malaise par Steve Carrell, méconnaissable derrière son nez d’aigle et ses dents jaunis, cet extravagant milliardaire se piqua dans les années 80 de coacher deux frères champions de lutte pour assouvir ses rêves de grandeur en vue des Jeux Olympiques de Séoul. À cet effet, il mit sur pied une structure unique en son genre où il s’improvisa entraîneur en chef, mentor et père de substitution pour certains de ses poulains, dont Mark Schultz (Channing Tatum, ténébreux), Champion Olympique en 1984 comme son frère aîné Dave (Mark Ruffalo, solaire). Souffrant d’un manque de reconnaissance et de blessures d’enfance jamais refermées, Schultz junior noua avec Dupont une relation filiale toxique dont Miller se garde d’expliciter les tenants et les aboutissants. Foxcatcher et Saint Laurent se retrouvent dans cette volonté de dédramatisation permanente, dans cette mise à nu des personnages passant moins par les dialogues que par les corps-à-corps aussi rugueux que sensuels et les silences évocateurs. Films à clés, drames métaphysiques, biopics éthérés, comme vidés de leur dimension iconique pour mieux toucher à l’essence des êtres, Foxcatcher et Saint Laurent entament à distance une danse macabre que les jurés cannois seraient bien inspirés d’applaudir.
Un récit inspiré de faits réels, un casting trois étoiles, des acteurs croulant sous le maquillage et les prothèses : à première vue, "Foxcatcher" affiche la panoplie ronflante du film à Oscars. Pourtant, à l’instar de ses précédents films "Truman Capote" et "Le Stratège", qui arboraient les mêmes clignotants académiques, le nouveau long métrage de Bennett Miller sème le trouble sous sa surface amidonnée. Le cinéaste creuse ses thématiques obsessionnelles, à savoir la lutte des classes dans l’entertainment, les tensions sexuelles et les jeux de manipulation. "Foxcatcher" n’est pas vraiment un biopic, ni un film de sport, ni un huis clos dramatique. Il est tout cela à la fois. C’est l’histoire d’un colosse aux pieds d’argile (Channing Tatum, mâchoire en avant, regard d’enfant) écrasé par le charisme de deux personnes qui lui veulent (a priori) du bien, son frère (le génial Mark Ruffalo, d’une douceur magnétique) et le milliardaire John du Pont (Steve Carell, effrayant et pathétique). Le premier prend tellement de place dans sa vie qu’il lui fait perdre consistance. Le second le gave de son argent comme une oie pour mieux le dévorer. L’un l’essore, l’autre l’engraisse. L’intensité tragique de ce triangle des Bermudes masculin se cristallise et s’incarne dans une scène saisissante où Mark doit perdre cinq kilos en une heure et demie, déchiré entre ses deux mentors. Sur la balance comme dans sa tête, l’équilibre semble inaccessible. Le réalisateur dessine les enjeux du film en fin portraitiste. Tel un ornithologue, il se concentre sur l’observation comportementale de ces drôles d’oiseaux. Sans les résoudre, il donne à voir les tensions et les fêlures via le corps des personnages : l’autodestructeur Mark se frappe violemment le visage, l’ultrasolitaire John du Pont s’agrippe aux jambes de "ses" lutteurs, Dave le mâle dominant pose systématiquement sa main sur la nuque de ses interlocuteurs et de ses adversaires. Ce geste à la fois tendre et souverain, on le remarque dès la magnifique première scène d’entraînement où l’étreinte fraternelle, affectueuse mais vampirique, vire progressivement au déchaînement de brutalité. Alors que la mise en scène, sobre et distanciée, s’articule dans un montage des plus fluides, des pôles antagonistes se mêlent, générant une ambiguïté permanente. Les silences, nombreux, prennent alors une incroyable consistance. Ils forment les asphyxiantes respirations de ce fascinant drame.