Dans le Tunnel aux pigeons, le documentariste Errol Morris filme la dernière interview de l’écrivain star John Le Carré. Une rencontre fascinante qu’il décrypte pour nous.
La Taupe, L'espion qui venait du froid, La petite fille aux tambours. On croit connaître John Le Carré, le plus grand auteur d’espionnage du XXème siècle. Mais qui était David Cornwell, l’homme caché derrière ce pseudonyme ? Le plus grand mérite du Tunnel aux pigeons, somptueux doc biographique signé Errol Morris à voir sur Apple TV+, c’est de ne surtout pas chercher à lui faire avouer quoique ce soit : « On a commencé notre entretien en parlant des interrogatoires et des interviews nous confie Morris. En se demandant si c’était la même chose. Sans doute une manière pour lui de brouiller les pistes… ».
Face caméra, dans ce qui reste sa dernière interview filmée, on voit tout de suite l’élégance folle, le regard laser et l’intelligence ironique de l’écrivain suprême. Ce type est un sphinx et a choisi de le rester. La solitude, le pessimisme et les masques semblent profonds, au moins autant que son pouvoir manipulateur. Alors Morris l’écoute. Parler du père un peu voyou, de sa mère absente, du chaos de l’histoire qu’il essaya d’ordonner dans ses fictions, des femmes, du pouvoir… Mais ce qu’on entend également, c’est sa mélancolie, ses regrets et ses erreurs. Son humour aussi.
Au cours du film, l’homme se dévoilera peu. Mais on comprend littéralement physiquement pourquoi cet écrivain a pu dominer et domine encore le spy thriller. Il a donné au monde au bord de l’explosion une forme toute britannique (humour, distance, humanisme, cruauté) et surtout une profondeur, une perspective existentielle qui reste insurpassée. Le documentariste revient sur cette rencontre hors du commun.
Quand et comment en êtes-vous venu à réaliser cette interview de David Cornwell, alias John Le Carré ?
Cela remonte à des années. J’avais un ami producteur, P.J. Van Sandwijk, qui devait faire un remake de La Petite fille au tambour. David était impliqué et on m’a proposé de réaliser une interview avec lui. Un rendez-vous a très vite été arrangé mais personnellement, je ne savais pas du tout ce que j’allais faire… Alors on a parlé. Ce que j’ignorais c’est qu’il était venu très préparé. Il voulait vraiment faire cette interview ; il avait fait toutes les recherches nécessaires. David était quelqu’un qui travaillait énormément.
Pourquoi vouloir faire cette interview alors qu’il avait lui-même écrit son autobiograpie et qu’il avait été le sujet d’une biographie somme ?
J’adore cette histoire qui est un brin perverse. Je crois qu’il n’avait pas apprécié la bio qui lui a été consacré. C’est pour cela qu’il a voulu écrire ses propres souvenirs, de manière picaresque, épisodique, sous forme de puzzle presque. Je pense que ce dernier entretien était pour lui un moyen de mettre les points sur les i. C’était un homme méticuleux. Il avait même revu mes films, lu mes livres et s’était armé. Encore aujourd’hui, je ne sais pas trop à quoi il s’attendait.
Et vous ? A quoi vous attendiez-vous ? Ou plutôt qu’est-ce que vous espériez ?
Je n’ai jamais considéré qu’une interview devait être une confrontation… Bon, j’exagère un peu (rires). Mais sincèrement tout ce qui m’est arrivé de meilleur ou de plus intéressant dans ce contexte s’est toujours produit un peu par hasard. Ce n’est pas comme si je préparais des pièges quand j’interviewe quelqu’un. Quoiqu’il en soit, je me souviendrais toujours du début de notre rencontre.
Pourquoi ?
David m’a demandé de but en blanc : « qui êtes-vous ? ». On ne pose jamais ce genre de question. Parce que je ne sais pas qui je suis… Dites-moi plutôt qui je suis, vous ! C’est compliqué de répondre à une question pareille. Au début du film, on parle de la différence entre un interrogatoire et une interview. Est-ce qu’il y a une différence ? Et qu’est-ce que ça dit de notre métier de journaliste par rapport aux flics ou aux espions ? Moi, j’aime penser qu’un entretien c’est d’abord un échange philosophique. En tout cas, ce fut le cas avec David.
La différence c’est aussi qu’un interrogatoire doit apporter une réponse prédéterminée. Pas l’interview.
Exactement. Quand j’entame une interview, je ne sais jamais où je vais aller.
L’autre différence, c’est qu’un interrogatoire est aussi figé par la peur. Alors que l’interview…
Ah, mais moi j’ai toujours peur.
De quoi ?
Est-ce que je vais faire du bon boulot ? Est-ce que je vais réussir à ne pas dire de conneries ? Suis-je bien préparé ? Bon… là, j’avais relu ses livres. Pas tous, mais beaucoup.
Vous aviez une stratégie d’approche ?
Une stratégie ? Comme vous le disiez : ce n’était pas un interrogatoire. Si je viens à une interview en sachant d’avance ce que l’autre va dire et les questions que je vais poser, à quoi ça sert ? Je sais bien que très souvent, c’est comme ça que ça se passe : tout est joué d’avance. Et c’est d’ailleurs dur de ne pas faire comme ça. Mais je n’avais pas d’agenda sur ce coup. Je n’avais aucune liste de questions. Je devais juste être présent. Réceptif à ce qu’il se passait. Et être engagé dans cette conversation.
Vous avez rencontré d’autres personnes pour vous préparer ?
Non. Parce qu’il y a des années de cela, j’ai adopté une position très claire. J’en ai vu des films où on interviewait le personnage principal et puis sa femme, son fils, ses employés… et ainsi de suite. Mais je ne veux pas faire ça : je ne cherche pas à savoir ce que les gens pensent d’eux, mais ce que mon sujet pense de lui-même. D’ailleurs, c’est la question que David pose dès le début. Son « Qui êtes-vous ? » signifie cela. Comment voyez-vous le monde ? Qu’est-ce qui occupe vos pensées ? Qu’est-ce qui m’intéresse chez l’autre ?
Et qu’est-ce qui vous intéressé chez lui ?
Tellement de choses. J’aimerais vous dire honnêtement que j’ai pu pénétrer cet homme, mais en tout cas, je l’ai trouvé profond, engagé et à l’écoute. Quelques furent nos sujets de discussion (la nature de l’espionnage, de la vérité ou de l’esprit), ce fut à chaque fois incroyablement puissant. Pourtant nous n’avions pas forcément les vues sur les choses.
Notamment sur l’histoire ou la vérité.
Oui, c’est vrai. Mais j’aime sa vision de l’histoire comme chaos. Les gens sont obsédés par les complots. Ils imaginent que dans les coulisses quelqu’un tire les ficelles et manipule tout. C’est rassurant d’entendre David expliquer que l’histoire n’est pas forcément le produit de complots successifs, mais peut-être juste le résultat des différentes folies humaines. L’entendre parler de la folie humaine et rappeler que l’histoire n’est que l’addition d’éléments chaotiques, ce fut important pour moi. Parce que l’histoire c’est aussi de la confusion, des erreurs, du hasard.
C’est la parabole du tunnel aux pigeons (dans son livre, John Le Carré raconte qu’enfant, à Monte Carlo, il voyait des clients d’un hôtel tirer sur des pigeons qui sortaient d’un tunnel. Les oiseaux épargnés revenaient à leur point de départ avant, quelques jours plus tard, de réemprunter le tunnel NDLR).
C’est cela. Il y a ceux qui vivent et ceux qui meurent et c’est une question de chance. Une bonne histoire ça. David fonctionne par parabole. Il est un peu comme Kafka.
Ce qui est beau dans ce documentaire, c’est que vous n’essayez jamais de le démasquer.
Je n’y crois pas. Pour moi, une interview c’est un cabinet médical. « Enlevez vos vêtements. Allongez-vous ». J’ai bossé comme privé il y a longtemps et j’ai fait un film – The Thin Blue Line – où je résolvais un meurtre. Un type était accusé à tort et j’ai réussi à prouver qu’il était vraiment innocent, j’ai pu ensuite avoir les confessions du meurtrier. Comment ? Pas en m’asseyant et en me disant que j’allais le faire avouer, non ! En le faisant parler, en l’écoutant, en étant curieux, en essayant d’en savoir plus. Je n’essayais pas de savoir une chose, mais je voulais en savoir plus.
Le fameux « Qui êtes-vous ? »
Exactement. Du coup, au risque de décevoir certaines personnes je n’ai jamais entrepris ce film en me disant que j’allais « démasquer » John Le Carré comme vous dites. Il le confesse d’ailleurs lui-même : « J’imagine qu’ils veulent entendre que je frappais mes enfants ou ce genre de choses ». Ce n’était pas mon intention il le savait.
C’est pourtant paradoxal d’être face à un espion et un auteur, quelqu’un qui fut donc, toute sa vie durant, un créateur de fictions, et de ne pas vouloir savoir qui il était vraiment.
Je suis d’accord avec vous : l’espion et l’auteur sont des menteurs. Ils élaborent tous les deux une cosmologie. Mais j’ai l’impression que ce serait terriblement ennuyeux de vouloir le « démasquer ». Vous m’imaginez reprendre tous ses livres et lui demander : « et là, ça faisait référence à quoi ? Qu’est-ce qui est réel et qu’est ce qui ne l’est pas ? » ? Très peu pour moi ! Surtout que, en littérature, le présupposé c’est que tout est faux. Par contre, j’ai découvert des choses sur lui. Il était extrêmement documenté, il allait sur le terrain. Quelque soit le sujet de ses livres, il bossait. Et un homme qui réfléchit à la fiction réfléchit forcément au monde. Le monde se reflétait dans ses œuvres.
Votre documentaire est aussi très émouvant. J’avais à tort l’image d’un écrivain cynique et on se rend compte de sa profonde humanité.
Et de sa droiture. Au cœur de sa vision de l’homme, il y a la ferme conviction qu’il y a d’un côté le bien et de l’autre le mal. Il raconte par exemple cette histoire que je trouve fascinante. Alors qu’il était en URSS, on lui a proposé de diner avec Kim Philby (célèbre espion anglais qui se révéla être un agent double) et il refusa. Il expliqua qu’il ne pouvait pas diner un soir avec le représentant de la Reine et le lendemain avec le traître de la Reine. Pour moi tout David est là. Sa fidélité, son humour et sa droiture.
John Le Carré : Le Tunnel aux pigeons, le 20 octobre sur Apple TV+ (et Canal+ en France)
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