Première
par Thomas Baurez
Les films de l’espagnol Albert Serra s’inscrivent dans des moments d’entre-deux : qu’il s’agisse de crépuscule ou d’aurore, le temps d’apparence suspendu est compté. D’où cette sensation de flottement permanent, d’incertitude. Tenter de fixer quelque chose qui par essence s’apprête à disparaître, c’est refuser la mort. Pour exister, la mise en scène se cherche tout de même un point d’appui sur lequel personnifier les « tourments » du récit. Les appuis sont toujours fragiles : un Don Quichotte vieillissant (Honor de Cavalleria), des Rois mages perdus (Le Chant des oiseaux), plus récemment, un roi agonisant (La Mort de Louis XIV). Voici venu le temps revenu des colonies. Ou à peu près. Magimel, costard blanc de dandy exilé, verres fumés de star inquiète, est un Haut-Commissaire de la République basé à Tahiti. Héros d’un roman de Conrad ou Herman Melville échoué dans le présent. Il flatte l’autochtone d’un paternalisme anachronique. L’incertitude vient du dehors. Il se dit que des essais nucléaires pourraient reprendre dans la région. Que sait au juste notre Haut-Commissaire ? Sûrement pas grand-chose, mais, son égo même entamé, l’oblige à entretenir un certain mystère. Albert Serra observe cet homme et ce monde, en suspend. En fait d’observation, le cinéaste pénètre littéralement son âme et contamine les sens du spectateur. C’est de la poésie pure, du romantisme noir et baroudeur, où le grotesque qui affleure, désamorce toute pesanteur. Du cinéma moderne qui déjoue les figures imposées des scénarios illustrés. Immense comme son acteur principal.