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Il est beau, ce titre. Pas sûr que les Américains en saisissent tout le charme. Pour nous, Européens, fans de foot ou allergiques au foot, fans de José Mourinho ou allergiques à José Mourinho, Manchester évoque l’Angleterre industrielle, la grisaille, les ciels bas, les pintes de Guinness, les chants à tuetête, les supporters coiffés comme Noel Gallagher, bref, tout un tas de choses qui n’ont rien à voir avec la mer. Manchester by the Sea, pour nous, c’est déjà un oxymore, un effet de style, presque de la poésie. Mais voilà, Manchester est aussi une ville américaine, du New Hampshire pour être précis, cet État de la Nouvelle-Angleterre qui n’a rien à voir avec la vieille Europe, à part les noms de ses municipalités et peut-être aussi une certaine idée de la tristesse. « Manchester sur mer », c’est la ville d’où vient Lee, un trentenaire tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Il est homme à tout faire dans un immeuble de Boston. Le type qui passe l’aspirateur dans les parties communes et qui vous fait la plomberie ou l’électricité quand il y a un problème – et Dieu sait s’il y en a. Pour la conversation, en revanche, ne pas compter sur lui.
La voix Casey
Lee possède le petit éraillement de voix de Casey Affleck, et un très sale caractère. Le soir, il boit ses bières au bar et s’embrouille avec d’autres gars bourrés, dans une atmosphère de petite Amérique tout ce qu’il y a de plus ordinaire, elle aussi. Après tout, on est dans un « Casey Affleck movie », presque un sous-genre du cinéma indépendant d’aujourd’hui. Un matin, le téléphone sonne, Lee décroche et monte dans sa voiture. Son frère cardiaque vient de mourir, il doit donc retourner à Manchester. En voiture, la route est courte. Mais, psychologiquement, le chemin est très long, comme le film va s’attacher à nous le dévoiler. Troisième long de Kenneth Lonergan en seize ans, Manchester by the Sea est l’histoire d’un homme qui a connu une perte irréparable, une tragédie personnelle si lourde qu’elle en a fait une sorte de bête curieuse aux yeux de tous ceux qui croisent sa route. Lonergan sait de quoi il parle. Dans l’industrie, il est resté dix ans « le mec dont la carrière a été brisée par un film inachevé ». Son deuxième long métrage, Margaret, est, en effet, l’un des cas les plus aberrants et douloureux de l’histoire récente de Hollywood. Une oeuvre à l’ambition immense, proche de la puissance mélo diffractée d’un Iñárritu première époque, mais dont la sortie fut retardée cinq ans à cause d’une dispute entre la Fox et Lonergan, à propos de sa durée. Après une procédure judicaire, le réalisateur fut dépossédé de son film, sorti en douce en 2012.
Post-Mortem
Un cinéaste comme Lodge Kerrigan (Keane) ne s’est jamais relevé d’un drame similaire. Lonergan, lui, se relève. De ses immenses regrets, il parvient à tirer ce film qui raconte combien il leur est difficile de tourner la page, à lui et à Lee, et de rassembler les fragments de leurs existences. Forcé de s’occuper de son neveu, obligé de se confronter à l’impossibilité du deuil (à cause du froid, le corps de son frère ne peut pas être inhumé avant plusieurs semaines), sommé de se reconstruire, Lee est le reflet émotionnel de Lonergan, coincé avec sa souffrance sur les bras entre 2007 et 2015, quand sa carrière n’existait plus, et que son film mort-né, Margaret, ne cessait de le hanter. Casey Affleck joue brillamment cet homme détaché du monde mais forcé de revenir sur ses pas, physiquement et mentalement, alors que la douleur lui colle à la peau, comme une sangsue qu’on ne parvient pas à arracher. La structure morcelée du film, la façon dont le drame se déploie en une succession de flashback de plus en plus lourds, de plus en plus profonds, est comme un mouvement de balancier qui le tire vers le fond, à rebours du film de « retour à la vie » auquel tous les autres personnages (superbe Michelle Williams) l’enjoignent à prendre part. Voici donc un « Casey Affleck movie » de plus, un joli film Sundance, tout en subtilité et en retenue, un émouvant drame américain. Mais son souffle profond est celui d’un cinéaste exceptionnel qui remonte à la surface. Lonergan respire, presque malgré lui. Beaucoup de ses rêves ont brûlé dans la décennie écoulée, mais il trouve la force de se confronter à ses propres ruines. Et il en tire ce film hors norme, qui prend pour héros un homme convaincu qu’il n’y a aucun espoir et qu’il est déjà mort, dans une autre vie… Il se trompe, bien sûr, ce héros brisé. Aujourd’hui, Lonergan l’a compris. En racontant l’inverse, ce film magnifique parvient superbement à le démontrer.