Toutes les critiques de Saint Omer

Les critiques de Première

  1. Première
    par Thomas Baurez

    Ton sur ton, Laurence est invisible, ou presque. Pourtant tous les regards convergent vers elle. Dans le box des accusés de la cour d’assises de Saint-Omer, la jeune femme porte un gilet marron qui se confond avec les boiseries du tribunal. De son visage ébène, ne perce que le blanc de ses yeux pénétrants. Personnage effacé, condamné d’avance, mutique, elle apparaît donc, assignée à sa juste place, le corps (con)fondu dans le décor. Si ce camouflage esthétique semble induire une dissimulation, il va dans un geste inversé, faire office de révélateur. Florence n’a pas encore ouvert la bouche pour répondre aux questions mais quand elle le fera, ce sera une autre affaire. On ne verra bientôt que son visage, sa présence se fera omnisciente, presque divine, et il s’agira pour nous de regarder autrement des choses qui s’offraient à nous dans le brouillard des préjugés. Saint-Omer s’inspire de l’affaire « Fabienne Kabou », du nom de cette mère infanticide ayant noyé son enfant sur une plage de Berck en 2013. Fabienne - ici Florence pour les besoins de la fiction - est originaire de Dakar, issue d’une famille d’intellectuels plutôt aisés, elle est arrivée à Paris et a suivi des études de philosophie. Florence a rencontré un artiste bien plus âgé dont elle aura un enfant. Dans ce parcours les zones d’ombre sont nombreuses et mènent à cette plage du Nord de la France sur laquelle Florence a déposé à la nuit tombée son bébé d’un an à peine, le laissant à la merci de la marée montante. Médée moderne. 

    Saint-Omer est un long-métrage frontal, direct. Les plans le plus souvent fixes, empêchent la dispersion. A l’image de Florence (Guslagie Malanda, impressionnante) C’est pourtant un vrai film de procès, avec sa quête de vérité, où les circonvolutions sont nombreuses. La ligne semble pourtant claire et tranchante. Non pas qu’Alice Diop avance avec ses certitudes, et si elle questionne les actes d’une accusée dont la culpabilité semble avérée, c’est avant tout la voix de celle-ci que la cinéaste veut faire entendre. Pour comprendre l’inconcevable, il faut savoir écouter, remettre en doute sa conception de la raison et lire entre les lignes d’un discours qui n’en est pas un. Alice Diop avouait le mois dernier dans Première où elle faisait la couverture : « Je filme pour donner une forme à ma colère. » Celle qui jusqu’ici a surtout travaillé la forme documentaire (La Mort de Danton, Vers la tendresse, Nous…), cherche aujourd’hui dans la fiction une nouvelle façon de restituer une parole confisquée ou peu audible, et s’interroge sur la manière dont celle-ci aide à mieux saisir la complexité du réel.

    Pour que cet échange puisse fonctionner, il faut réussir à croiser le regard d’un ou d’une autre et y percevoir une forme de reconnaissance. Parmi celles et ceux qui assistent au procès, il y a Rama (Kayije Kagame), une romancière troublée dans son corps et son âme, par ce drame. C’est là où le film se déséquilibre un peu. La puissance de Florence est si vive, son assurance si désarmante, que le contre-champ ne peut lutter. Rama, seule dans sa chambre d’hôtel se recroqueville. Une fois de retour dans le box, le regard de Florence remplit à nouveau l’espace de tous ses mystères. Une autre force en présence parviendra à mesurer la portée de ce qui se joue ici. L’avocate de Florence (Aurélia Petit), se lève. Sa robe noire se détache immédiatement du décor, sa douceur apparente raccorde avec Florence. Son discours est foudroyant d’intelligence. Le silence se fait. Il est désormais chargé d’intensité. Saint-Omer, doublement récompensé à la dernière Mostra de Venise (meilleur premier long métrage et Grand Prix du Jury) a été choisi pour représenter la France aux Oscars et a obtenu le Prix Jean Vigo.