Toutes les critiques de El reino

Les critiques de Première

  1. Première
    par Thomas Baurez

    Grand gagnant des derniers Goya (les César espagnols) avec sept trophées, El Reino de Rodrigo Sorogoyen dresse un portrait sans concession du monde politique espagnol, corrompu jusqu’à l’os. Nul doute qu’en découvrant les péripéties du protagoniste englué dans une affaire de détournement d’argent, certains élus ont dû se sentir mal dans leur fauteuil de cinéma (si tant est qu’ils mettent les pieds dans une salle obscure). Si la fiction a un pouvoir de distanciation avec le réel, l’acharnement dont fait preuve le héros pour se défendre dédouanerait presque le pire escroc de toutes ses fautes. Sa culpabilité ne fait aucun doute et les conséquences de ses crimes sont finalement très peu visibles à l’écran. La dimension sociale et politique du sujet restant en périphérie dès lors que ces hommes politiques évoluent dans des sphères où les choses du quotidien sont dissoutes pour former une matière invisible. Résultat, dès que cette réalité ose pénétrer le cadre, elle apparaît soudain insupportable et doit être immédiatement écartée. Ici, le monde est f(l)ou. Le cinéaste qui avait déjà impressionné avec son thriller policier Que Dios nos perdone en 2017, semble embrouiller sciemment l’attention du spectateur avec des bavardages volontairement sibyllins pour mieux resserrer son intrigue et finalement la dépouiller de tous ses oripeaux. Seul dans son propre royaume (reino en espagnol), l’individu, pris au piège et menacé, tente de survivre. C’est un animal qui montre les crocs. Dans la première séquence du film, on voit notre homme entouré de ses amis ventripotents sûrs d’eux-mêmes et de leurs récits respectifs, s’empiffrant dans un restaurant aux belles nappes blanches. Ils s’amusent en regardant une chaîne d’info en continu qui semble pourtant leur signifier que la partie est bientôt finie. Un nouvel homme fort du gouvernement (sorte de chevalier blanc) s’apprête en effet à faire le ménage. Les hommes – et quelques femmes – tombent un à un jusqu’à ce que la grande faucheuse ne finisse par diriger sa lame tranchante vers Manuel, campé par le très physique Antonio de la Torre (Que Dios no perdone, Compañeros...), dont la virilité sans faille dit assez bien que, dans ce jeu dangereux, c’est le mâle qui domine. El Reino est le récit de la fuite en avant d’un homme qui essaie de ne pas perdre pied. Un survival moderne.

    ÉQUILIBRE PRÉCAIRE
    Au-delà de son sujet, Rodrigo Sorogoyen, entend signer un thriller efficace avec tout ce que cela suppose de figures imposées. Une caméra mobile épousant les moindres contrariétés des ombres qui passent devant son objectif, une musique envoûtante qui finit par devenir mentale (la BO minimale est signée d’un jeune Français, Olivier Arson, lire encadré), une tension permanente qui se recrée à chaque fois qu’elle semble baisser, et des scènes choc, telle cette course-poursuite en voiture tous phares éteints, sorte d’acmé émotionnelle et sublime métaphore de ce qui se joue ici : un homme qui avance dans la nuit noire pourchassé par des démons qu’il a lui-même réveillés. De ces moments puissants et tonitruants, ce « royaume » en est truffé. On reste par exemple encore abasourdi par la séquence à Andorre et l’irruption de Manuel dans une maison moderne où la géométrie tranchante de l’espace ne parvient pas à empêcher le chaos. La fluidité du cinéma de David Fincher n’est alors pas très loin. Le film a été pensé comme une succession de plusieurs blocs dont il faut à tout prix éprouver l’efficacité pour faire avancer l’ensemble. Il y a ainsi cette formidable sensation que, du hors-champ, tout peut survenir et finalement ébranler l’équilibre précaire que tente de préserver le protagoniste angoissé.

    PERTE DE CONTRÔLE
    En bon cinéaste, Rodrigo Sorogoyen est avant tout un homme d’images et, de ce fait, sait mieux que personne que celles-ci sont malléables à merci et peuvent dire tout et son contraire. C’est donc logiquement sur un plateau de télévision que s’achève cette course folle dans une sorte d’hommage au Network de Lumet. Attention, spoiler : le héros, cette fois devant les caméras d’un JT, tente de se servir des rouages du média qui le scrute. Le voici soudain face au monde et à lui-même. Il n’a plus désormais la complète maîtrise de son destin. Seul le cinéaste, grand manitou de l’aventure qu’il raconte, a le pouvoir de couper le courant. Le spectateur, lui, reste coi, totalement anesthésié. Le royaume est corrompu, le roi est nu, et la roue continue de tourner. Implacable.