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Sense8 : L’imaginaire des Wachowski est-il série-compatible ?

Village global

Tous ne le sont pas autant. Prenons la jeune laborantine de Bombay promise à un riche fiancé dont elle n?est pas amoureuse mais qui s?avère un danseur doué dans une scène Bollywood beaucoup trop couleur locale. Ou bien le  comédien de Mexico coincé entre une maîtresse (mais attention, twist !) et le narcotrafiquant qui en est épris dans un vaudeville totalement over the top? Vous vous souvenez de <em>Touch</em> (si ce n?est pas le cas, vous êtes pardonné), la série de Tim Kring avec Kiefer Sutherland qui sautait d?un coin du globe à un autre pour nous démontrer que la Terre était ronde et ses habitants, tous des êtres humains ?  Au moins <em>Sense8</em> est-elle intégralement tournée on location. Pas de fonds verts et trois chèvres pour figurer un Bagdad bricolé dans l?arrière-cour des studios Universal comme chez Kring, mais des équipes expédiées dans 8 pays. Problème : tout le budget semble avoir été englouti pour organiser ce Pékin Express de la production télé et sur place, c?est un peu la sécheresse. On imagine le casse-tête des feuilles de tournage pour faire apparaître, magie de l?intrigue, la DJ londonienne Riley à Chicago ou notre chauffeur de bus kenyan, Capheus, à San Francisco, le temps d?une scène. Mais à quoi bon tourner à Mexico City si c?est pour nous montrer comme d?habitude El Zocalo, la grand-place emblématique de la ville ? Ou bien est-ce justement l?idée : représenter le Village global dans toute sa littéralité au motif que le monde est petit, n?est-il pas ? 

Sense8 : les Wachowski à la télé

Frissons érotiques

Car la première impression est plutôt celle d?un semi-ratage. Tout n?est pas à jeter. Les Wachowski ont fait le choix de la série high concept à la J.J. Abrams (avec un Naveen Andrews en full mode <em>Lost</em>) et le postulat de départ a de quoi intriguer. A savoir : huit jeunes gens de par le monde sont contactés en songe par une femme nommée Angel (Daryl Hannah). Dès lors, leur destin sera irrémédiablement lié et leurs réalités vont commencer à s?interpénétrer. Une scène donne une bonne idée des combinaisons que le concept autorise : pris dans une baston de rue à Nairobi, l?un des appelés, chauffeur de bus plutôt chétif, est assailli de flashes. Lui apparaît une Coréenne, Sun (Bae Doona de <em>Cloud Atlas</em> et <em>Jupiter</em>), en train de disputer un combat de free fight à Séoul. Ca tombe bien. Leur esprit en symbiose, le jeune Kenyan peut se débarrasser de ses adversaires en déployant subitement des trésors de parades et de high kicks empruntées à sa camarade. Amusant. D?autant que les Wacho ont embrassé les possibilités offertes par Netflix de s?adresser à un public un peu moins PG-13 que dans leurs films et abordé le projet d?humeur coquine. Leurs huit acteurs principaux sont tous sans exception de sexy jeunes gens dont on devine qu?ils seront amenés à faire plus que se frôler, même séparés en théorie par des océans. Il y a quelque chose d?émouvant à voir Andy et Lana se reconnecter vingt ans plus tard aux frissons érotiques de Bound, leur premier film. Avec la même ouverture d?esprit LGBT, notamment via l?un de leurs personnages les plus attachants, Nomi, une blogueuse de San Francisco incarnée par l?actrice trans Jamie Clayton.

Sensations pures

Possible. Ce ne serait pas là la seule platitude énoncée dans <em>Sense8</em>, pétrie de cette philosophie new age que les Wachowski affectionnent tant. Avec leurs héros anonymes, le frère et la soeur nous refont le coup de Neo, l?élu, puissance 8 et questionnent une fois de plus la transmigration des esprits et des corps, sinon des âmes comme dans <em>Cloud Atlas</em>. Leur grand dessein est ici de jouer sur les sensations : Nomi et ses compagnons de route sont des "sensate", des prescients aux 5 sens décuplés et donc capables de se projeter par-delà  les portes de la perception. On raconte n?importe quoi mais vous avez l?idée. Visuellement, cela se transcrit malheureusement par des effets de montage assez basiques qui peinent justement à ouvrir nos chakras. Pour des cinéastes habitués à procurer une ivresse inédite en salles par l?inventivité de leurs images, par les débordements rococos de leur direction artistique, par leur maîtrise sans pareille du mouvement (les arabesques en patins volants de Channing Tatum dans <em>Jupiter Ascending</em>) et de la vitesse (les courses de bolides psychédéliques de <em>Speed Racer</em>), leurs jeux entre plans de réalité (<em>Matrix</em>, <em>Cloud Atlas</em>), les Wachowski se montrent ici trop sages.Dépouillé des outrances et du faste de leurs superproductions ciné, sans bestiaire bariolé, sans cités fantastiques, sans chorégraphies dantesques, ne reste, déception, qu?une esthétique pauvre et même un peu craignos comme on disait en 1998. Car c?est bien vers cette année-là que leur style semble loucher. Ambiance alter-mondialisme, free parties sous ecsta (ah, la rave à Zion de <em>Matrix Reloaded...</em>), pantalons treillis et dreadlocks Lana W.-style, donc. Bizarre. D?où sans doute l?amitié qui les lie à Tom Tykwer, auteur à l'époque de <em>Cours, Lola, cours</em>, parangon berlinois de cette esthétique fin 90?s et, de toute évidence, choc filmique majeur pour les  Wachowski. Déjà coréalisateur de <em>Cloud Atlas</em>, Tykwer est venu leur donner un coup de main sur <em>Sense8</em> comme la plupart de leurs collaborateurs réguliers dont le réalisateur James McTeigue (<em>V pour Vendetta</em>) ou le chef op John Toll. Mais rien n?y fait. On ne retrouve pas le style Wacho si reconnaissable au cinéma. Cette déconvenue formelle avalée, il serait néanmoins prématuré d?enterrer la série. Ne serait-ce que pour la présence au générique en tant que cocréateur de J. Michael Straczynski, lui, un homme de télé chevronné. Créateur du vénérable space opera <em>Babylon 5</em>, scénariste de comics accompli (fun fact, Tim Kring s?était largement inspiré de son <em>Rising Stars</em> pour créer <em>Heroes</em>, comme quoi, la boucle est étrangement bouclée?), il a, dit-il, de grands projets sur plusieurs saisons pour <em>Sense8</em>. Il y a fort à parier que ce sera lui le vrai boss de la série, une fois le show sur les rails. Et ce n?est peut-être pas plus mal pour les Wachowski. Ils ont annoncé vouloir s'accorder un break. Qu'ils soufflent un peu, avant de revenir. Au ciné, alors.

Malheureux au box-office, les Wachowski espèrent avec Sense8, leur première série à venir sur Netflix dès le 5 juin, se refaire un peu à la télé. Encore faudrait-il que leur style flamboyant ne se retrouve pas trop à l’étroit sur le petit écran. Récit polyphonique aux quatre coins du monde, casting d’inconnus, titre et teasers mystiques... Ces dernières semaines, Netflix a eu un peu de mal à faire monter la sauce autour de son nouveau show Sense8 autrement qu’en surlignant au marqueur le nom de ses créateurs. La marque Wachowski crée encore l’événement. Mais pour combien de temps ? Au cinéma, Andy et Lana enchaînent injustement les bides depuis Speed Racer et ont dilapidé à eux seuls une bonne partie du trésor de guerre de Warner, leur fidèle mécène. Sense8 était déjà dans les tuyaux avant l’échec de Jupiter Ascending et de toute façon, le fameux algorithme de Netflix a dû, de toute sa magie incantatoire, garantir à ses patrons que l’attente était réelle parmi ses abonnés. Mais des jokers, les Wachowski n’en ont plus de reste dans leur jeu. Sense8, leur première série, se doit d’être un succès. Verdict définitif le 5 juin, car mode de distribution de Netflix oblige, les abonnés auront la possibilité de juger à cette date l’ensemble de la première saison. En attendant, trois épisodes seulement ont été montrés à la presse. Pas sûr que ç’ait été là rendre vraiment service à la série.Grégory Ledergue