Ferrari
STX Films

En retraçant une année décisive dans la vie d'Enzo Ferrari, le réalisateur de Heat repeint ses obsessions romantiques aux couleurs d'une tragédie méditerranéenne.

Les festivaliers français qui ont assisté hier, à la Mostra de Venise, à l'une des projections de Ferrari, le nouveau long-métrage de Michael Mann après huit ans d'absence, ont tous mesuré la chance qu'ils avaient de découvrir celui-ci sur un écran de cinéma : la plupart de leurs compatriotes sont en effet condamnés à le voir sur Prime Video d'ici quelques mois. Michael Mann privé de sortie en salles en France ? Avant que les lumières ne s'éteignent, on se disait qu'au fond, Mann lui-même est l'un des principaux artisans de ce grand brouillage des frontières entre ciné et télé, lui qui a fait faire un bond de géant au médium TV dans les années 80 avec la spectaculaire débauche de moyens de sa série Deux Flics à Miami

Mais pas le temps de rêvasser à Sonny Crockett : Ferrari démarre ! Et on respire d'emblée de soulagement en constatant qu'on n'est pas devant un téléfilm… On avait un peu peur, à vrai dire. Parce que Mann est un cinéaste "empêché", ayant de plus en plus de mal à faire financer ses projets, parce qu'il ne travaille plus avec les grands studios qui lui permettaient d'aller au bout de ses visions, parce qu'il rêve de réaliser Ferrari depuis trois décennies (avec Hugh Jackman, avec Christian Bale, mais ça capotait à chaque fois), pour toutes ces raisons, on redoutait que le dream project ne s'effondre sur la ligne d'arrivée et ne ressemble qu'à un fantôme de film, comme c'est souvent le cas avec les projets-serpents de mer des grands cinéastes vieillissants.

Michael Mann revient sur les 30 ans de fabrication de Ferrari

Mais Ferrari tient la route. Ce n'est certes pas un monstre supersonique, mais une construction solide. Confortable et bien charpentée. En une poignée de scènes introductives, véloces et élégantes, Enzo Ferrari rejoint instantanément le club des héros manniens : cette caste de surhommes vivant selon leurs propres règles, très éloignées de celles du commun des mortels. Des romantiques qui cachent leurs pulsions mortifères et leur quête d'absolu derrière une éthique professionnelle en béton armé.

Ecrit par Troy Kennedy Martin (décédé en 2009, et à qui le film est dédié), Ferrari raconte une année cruciale dans le parcours du constructeur auto : 1957, un an après la mort de son jeune fils Dino, alors qu'il fait face à la possible faillite de son entreprise, qu'il doit à tout prix faire gagner à ses voitures les Mille Miglia (une course folle à travers l'Italie qui menace à chaque instant de se transformer en hécatombe) et que sa femme Laura (Penélope Cruz) s'apprête à découvrir qu'il lui cache l'existence d'un autre fils, qu'il a eu dix ans auparavant avec sa maîtresse (Shailene Woodley).

Joué par un Adam Driver de plus en plus à l'aise dans les rôles de dandys italiens, après House of Gucci, Enzo Ferrari tente de faire le deuil de Dino en envoyant d'autres jeunes hommes frôler la mort dans des voitures qui ressemblent à des cercueils de métal. La presse italienne le compare à Saturne dévorant son enfant. Il devra sortir de ces impasses intimes et professionnelles pour espérer voir son nom entrer dans l'histoire. Au passage, Mann trace des parallèles entre cet ingénieur obsessionnel qui cherche à construire des voitures toujours plus puissantes et parfaites, et l'esthète maniaque qu'il est lui-même. "Quand une chose fonctionne mieux, dit Ferrari, en général elle est plus belle".

Adam Driver dans Ferrari de Michael Mann
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Mais le réalisateur ne se complaît pas pour autant dans l'auto-référence. Il aborde au contraire un territoire assez inédit pour lui : le drame conjugal, limite mélo, parcouru d'airs d'opéra et parfumé d'effluves méditerranéennes vintage. Les voitures grondent au loin (et certaines séquences de courses sont vraiment frappantes) mais l'essentiel se concentre sur la sphère intime. Un peu comme si, dans Heat, les moments de vie privée sous tension avaient fini par supplanter pour de bon l'intrigue policière.  

Et si Mann s'adonne à sa passion de la vitesse, des bolides, de cette course contre la mort qui tient de la quête existentielle, il n'est plus guidé par cette ivresse postmoderne et cette tentation de l'abstraction qui a fait sa gloire. Il ne cherche pas à pirater le film d'époque, comme dans Public Enemies. Mais il ne retrouve pas non plus – et c'est sans doute la principale faiblesse du film – la grandeur épique d'Ali ; cette ampleur historique qui nous aurait permis de véritablement comprendre en quoi ce qu'accomplit ici Enzo Ferrari est si grand. Gros plans sur les pédales d'accélérateur et les boîtes de vitesse, métal fonçant sur l'asphalte, port impérial d'Adam Driver en seigneur de Modène, routine virile des pilotes trompe-la-mort filmés comme des truands fifties préparant un casse... Le Mann nouveau carbure d'abord aux plaisirs rétro.

Ferrari, de Michael Mann, avec Adam Driver, Penélope Cruz, Shailene Woodley… En 2024 sur Prime Video.