Rencontre avec le cinéaste ukrainien, de retour à la fiction avec le puissant Deux Procureurs, plongée dans l’enfer labyrinthique de la terreur stalinienne, qui raconte comment l’autoritarisme s’empare à bas bruit d’une société.
Première : Deux Procureurs est adapté d’une nouvelle de Gueorgui Demidov, un scientifique arrêté à Kharkiv en 1938 et qui a passé quatorze ans au Goulag. Qu’est-ce qui, dans ce texte, vous a donné envie d’en tirer un film ?
Sergeï Loznitsa : Le livre n’a été publié qu’en 2008, je l’ai lu en 2010. C’est une histoire qui m’a profondément touché et qui m’est resté en mémoire. Un jour, la possibilité m’a été offerte de proposer ce projet de film à Kevin Chneiweiss et Saïd Ben Saïd, les deux producteurs. Ils ont trouvé ça très bien et m’ont dit d’écrire le scénario. Je l’ai écrit en un mois. Puis nous nous sommes mis à essayer de réunir le budget, et ce n’était pas si facile que ça. De nombreux lecteurs du scénario estimaient que ce n’aurait pu être qu’un court métrage. Effectivement, c’est une histoire très simple. Mais n’importe quelle mythologie est fondée sur une histoire très simple. La raison pour laquelle j’ai eu envie de porter celle-ci à l’écran, c’est parce que je m’étais déjà intéressé à la période stalinienne dans mes films et que j’estime que c’est un sujet capital sur lequel le cinéma ne s’est pas assez retourné, n’a pas assez réfléchi, n’a pas suffisamment prêté attention.
Est-ce que la réaction des lecteurs devant la simplicité de l’histoire ne vient pas du fait qu’on attend peut-être de vous des dispositifs plus « compliqués », plus sophistiqués ?
Pour être honnête avec vous, je ne sais pas ce que les lecteurs avaient en tête ! Mais j’ai fait un film que vous avez peut-être vu, qui s’appelle Dans la brume (2012), et dont le scénario avait déjà provoqué à l’époque les mêmes réactions. On me disait que ça allait être trop court et, à l’arrivée, le film durait 2h10 ! Le problème, c’est aussi que dans le monde d’aujourd’hui, les gens ne comprennent pas forcément pourquoi il faut se retourner sur le passé et aller creuser plus profond. Ils ne comprennent pas que le passé est toujours là, aujourd’hui, à côté de nous.
Vous aviez vous-même un désir de simplicité ?
Peut-être, mais remarquez quand même que cette histoire simple, in fine, elle est complexe ! Richard Feynman (grand physicien américain) a dit que si vous ne trouvez pas la possibilité d’expliquer à quelqu’un une règle mathématique complexe, c’est que vous-même ne l’avez pas comprise. Nous visons tous une sorte de formule idéale et simple dans laquelle sera contenue la complexité. Comme Einstein avec E=MC2.
Le héros de votre film, ce jeune procureur qui n’a pas compris les nouvelles règles du stalinisme, est-il naïf, selon vous ?
Pas plus et pas moins que nous aujourd’hui, dans le monde qui nous entoure et compte tenu des connaissances que nous avons. Le héros de Proust est-il naïf quand il ne comprend pas Odette ? La vie se présente à lui sous différentes facettes qu’il ne comprend pas. Il y a beaucoup de choses qui se déroulent autour de nous et que nous ne comprenons pas. Le seul héros qui n’est pas naïf, c’est peut-être Robinson Crusoé. Il sait qu’il est sur une île, il peut compter le temps qui passe en creusant dans un morceau de bois, il doit chercher de la nourriture et de l’eau, et il sait qu’il n’y a personne d’autre. A part Vendredi. Mais Vendredi n’apporte pas beaucoup de changements dans sa vie. Or, nous vivons, nous, dans une société où nous dépendons d’un nombre immense de circonstances, sur lesquelles nous n’avons aucune information. La vie des citoyens ukrainiens aujourd’hui, par exemple, dépend de décisions qui sont prises à Washington ou à Moscou. La plupart des Ukrainiens ont été stupéfaits par la guerre, cet événement qui a changé le cours de leur vie. Chacun avait ses propres projets, ils construisaient des maisons, planifiaient leur avenir. Il y a des circonstances qui annihilent vos plans et vos projets. Le héros de Deux Procureurs ne comprend pas le monde dans lequel il vit et ne le voit pas. Et je pense justement que la cécité est à la source de toutes les guerres.
Cannes 2025 : notre critique de Deux ProcureursIl y a des touches d’humour à la Tati dans Deux Procureurs. Est-il présent dans la nouvelle d’origine et, si non, comment s’est-il infiltré dans votre film ?
Non, c’était totalement absent de la nouvelle, c’est moi qui ai ajouté ça. Tout ce que j’ai ajouté me vient principalement de Gogol, des Ames mortes. Quant à Jacques Tati, je l’adore, j’ai vu ses films et je les admire, mais je n’y ai pas pensé et, si le souvenir de ses films est remonté en moi, je ne saurai pas vous dire comment. La création est par définition quelque chose d’inconscient. Par exemple, je sais aujourd’hui que D’Est, le film de Chantal Akerman, a eu une énorme influence sur mon travail, mais je ne m’en suis rendu compte qu’a posteriori. J’ai dû le voir en 1993, quand elle est venue à Moscou pour une rétrospective de ses films, puis je l’ai ensuite revu en 2010, mais avec un autre œil car tout ce que j’avais fait entre 1993 et 2010 avait été nourri par ce film ! Mais je ne m’en étais pas rendu compte. C’était inconscient. Je ne sais pas non plus, autre exemple, d’où je me souviens de la chanson qu’on entend à la fin de Deux Procureurs, mais j’ai compris qu’elle était utile au film.
Parlez-nous un peu de cette chanson…
Ses paroles ont été écrites par un poète qui s’appelle Boris Kornilov, qui a été exécuté en 1938, comme beaucoup de poètes et d’écrivains. La musique est de Chostakovitch. La chanson exprime la joie et le bonheur, avec un texte insensé… "Le pays se lève, il est immense, l’aube nous attend", etc. Elle avait été écrite pour un film de 1932 intitulé Contre-plan. Elle est parfaite à la toute fin de Deux Procureurs, quand elle est reprise par le chœur qui vous mène à la joie et au bonheur, et qu’on a compris ce qui est en train d’arriver à notre héros… Cette époque, c’est celle des comédies les plus joyeuses et entrainantes qui soient dans l’histoire du cinéma soviétique. Les Cosaques du Kouban, Le Cirque, Volga Volga, Le Printemps… Elles concurrençaient celles de Hollywood. Et c’est exactement à cette époque-là qu’il y avait la pire des terreurs. J’ai mis tout ça dans mon film.
Deux Procureurs, de Sergei Loznitsa, avec Aleksandr Kuznetsov, actuellement au cinéma.







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