Michel Le Royer, Baby-Boomers Idole
Olivier Rajchman pour Première Classics/ORTF, RAI, Pathé Cinéma (Série Le Chevalier de Maison-Rouge)/Les Films Copernic - Cosmos Films - UFA - Comacico (film Lafayette)

Héros d’une superproduction cinéma et de feuilletons-cultes de la télévision française, le jeune premier des sixties a très vite délaissé le grand écran et son miroir aux alouettes pour ses premières amours théâtrales et le doublage. A 89 ans, il nous livre ses souvenirs avec panache et sans faux-semblants.

A l'occasion de la diffusion du documentaire La saga des feuilletons et des séries, ce soir sur France 3, nous partageons ce long entretien de Michel Le Royer, comédien phare des années 1960, qui a notamment marqué les téléspectateurs grâce au feuilleton Le Chevalier de Maison-Rouge, diffusé pour la première fois en 1963.

Michel Le Royer, Baby-Boomers Idole

C’est d’abord sa voix grave et posée qui nous accueille dans son duplex lumineux de Levallois-Perret. Par le passé, elle a doublé Warren Beatty, Jon Voight ou Robert Redford dans la langue de Molière, avant d’illustrer le Seigneur des anneaux ainsi que les séries Lost et N.C.I.S. Puis des figurines et maquettes, sur les étagères de son salon, nous rappellent que le maître des lieux fut aussi le plus crédible et sémillant La Fayette de l’écran. Enfin, de belles affiches disposées à même le parquet ressuscitent ce Chevalier de Maison-Rouge télévisé où, rapière à la main, Michel Le Royer faisait battre le cœur des filles et s’identifier les garçons à son personnage de révolutionnaire moins armé aux jeux de l’amour qu’à ceux de la guerre. Par-delà ce qu’il appelle « mon semblant de gloire », le comédien conserve une sacrée mémoire. Celle d’un homme qui aima trop les femmes, les mots d’auteurs et sa liberté de parole pour faire carrière.

Par Olivier Rajchman

Première Classics : Gaumont a ressorti l’an dernier, en blu-ray restauré, La Fayette. Une superproduction de 1961 pour laquelle vous aviez dû, à l’époque, quitter la Comédie-Française. Comment ce rôle vous-a-t-il été proposé ?

Michel Le Royer : Un soir, après une représentation des Fourberies de Scapin, je dîne avec mon partenaire Robert Hirsch. Au restaurant, face à notre table, nous voyons Françoise Christophe et le scénariste Jacques Sigurd. Lequel m’envoie un papier, roulé en boulette, sur lequel je lis : « La Fayette, tu connais ? » Ça me fait rire, je sors mon stylo et lui répond : « La Fayette, me voilà ! » Sigurd venait d’écrire le scénario d’un film sur ce personnage historique et son rôle dans l’indépendance américaine. A la fin de mon souper avec Robert, Sigurd me raconte que le metteur en scène, Jean Dréville, n’a toujours pas trouvé son La Fayette. Il me demande pourquoi je n’ai pas auditionné comme tous les jeunes acteurs. Je lui réponds que je n’ai pas d’impresario et que je ne veux pas être enchaîné. Il me téléphone le lendemain et me fait rencontrer Jean Dréville qui me fait passer des essais, deux jours plus tard, devant la caméra de Claude Renoir. Puis je suis convoqué par le producteur, qui me demande : « Combien allez-vous me payer pour avoir ce rôle ? » Je lui réponds que mon cachet au Français est très faible et qu’il vaut mieux se dire au revoir. « Je plaisante, me dit-il. Vous avez le rôle. Reste à donner votre congé à la Comédie-Française. » Comme il m’est refusé, je démissionne. Je n’aurais pas dû le faire. Ou alors, j’aurais dû revenir au Français après. Mais j’étais un peu con…

Ce qui est regrettable, c’est que vous veniez de refuser de donner votre démission de la Comédie-Française pour jouer, à la demande de Jacques Demy, dans Lola !

Oui, juste avant. J’aurais mieux fait de démissionner pour Lola. Demy m’avait repéré quand j’étais élève du Conservatoire au T.N.P. Pendant deux ans j’y ai travaillé, au côté de Gérard Philipe. J’ai été l’un de ses gardes dans le Cid. Je le regardais jouer, respirer. Je revois encore Gérard, furieux contre lui-même, s’exclamer : « Je n’y arriverai jamais avec cette tirade ! » Je l’entends aussi, déconnant, me demander de sortir de scène avant lui. Comme je portais le même imper’, il me laissait affronter la horde de filles qui l’attendaient pour lui courir après dans les couloirs du T.N.P… Jusqu’à ce qu’elles réalisent que je n’étais pas Gérard Philipe ! Vous savez, je suis un paysan normand avec sa fierté. Et Jacques Demy n’étant pas encore connu, j’ai eu peur de quitter la Comédie-Française et sa sécurité. C’est dommage. Et puis, si j’avais accepté Lola, j’aurais eu la chance de tenir Mme Anouk Aimée dans mes bras.

A-t-il été facile, pour votre passage de la scène à l’écran, de débuter en vedette de la plus grosse production française, qui a coûté 1,5 milliards de francs ?

Oh non, ce n’était pas facile ! J’avais terriblement le trac et Dréville, pour lequel j’ai beaucoup d’admiration, n’était pas un metteur en scène pour débutants. Il faisait confiance aux comédiens, qu’il choisissait souvent expérimentés. C’était le cadreur, Adolphe Charlet, qui me donnait les indications d’autant que la prise de vue, inaugurant le procédé Technirama, posait des problèmes. Il fallait vérifier constamment que le point était fait. Je sollicitais Dréville, mais c’était Charlet qui me disait quand il fallait refaire une prise ! Quant au chef-opérateur, le merveilleux Claude Renoir, il était très efficace et discret.

Ce manque de conseils, pour progresser, vous a-t-il pesé ?

Oui. Je reconnais être soupe au lait et exigeant, mais j’ai été perçu comme un emmerdeur, prétentieux. Je me suis fâché avec la production. Je n’avais pas compris que dans ce métier il faut se taire, sauf lorsqu’on joue. Mieux vaut passer pour un inculte et un con qu’affirmer une personnalité qui n’est pas mûre.

J’imagine que vous vous étiez documenté sur La Fayette…

Bien sûr. J’admirais son combat pour la liberté. Comme lui, je suis un catholique qui est devenu franc-maçon. Concernant La Fayette, j’ai aussi eu une dizaine d’allers-retours avec Londres pour les costumes. Un souvenir merveilleux ! Les Anglais ont tous les documents pour recréer les uniformes à l’identique, jusqu’au moindre bouton. Mais que ces costumes militaires étaient lourds ! A commencer par les culottes, avec un pont, pour monter à cheval. En contrepartie, elles ne craquaient pas…

Etiez-vous impressionné de jouer avec Orson Welles et Vittorio de Sica ?

Même si je les admirais, pas vraiment. Probablement étais-je déformé par la Comédie-Française où l’on nous apprenait le respect pour les grands sociétaires. Je n’ai tourné qu’un jour et demi avec Welles. C’était aux studios de la Victorine et il s’est tiré, sans se démaquiller, pour suivre à Rome l’actrice italienne Delia Scala. Elle avait un t-shirt court et des cuisses superbes. Tout comme Welles je l’avais repérée, mais il a visiblement eu plus de chance que moi ! Il en a même oublié de récupérer son chèque de quinze millions de francs ! De Sica, lui, a dépensé son cachet de huit millions au casino…

Quels souvenirs gardez-vous de ce tournage de sept mois, entre le château de Versailles et la Yougoslavie où fut reconstituée, avec 5 000 cavaliers, la bataille de Yorktown ?

C’était à Vladimirovac ! On nous disait de poursuivre nos charges de cavalerie au-delà de la butte, et nous tombions sur les chars de l’armée yougoslave en manœuvres. Nous pouvions déjà prédire ce qui se passerait après la chute de Tito. C’était l’été, on crevait de chaud, et les Serbes traitaient le millier de figurants croates, dalmates et monténégrins comme des chiens. Les caisses d’eau qui nous étaient destinées ne leur étaient pas distribuées. Comme si boire était réservé à une élite ! N’ayant jamais su me retenir, j’ai gueulé et apporté des bouteilles aux figurants. La police yougoslave a alors menacé de me renvoyer en France et la production m’a fait la morale. Insupportable…

Comment avez-vous vécu la sortie du film, qui a plutôt bien marché mais fut étrillé par la critique très Nouvelle vague ?

Je m’en fichais. Mais j’ai compris que le cinéma n’était pas fait pour moi. On m’a proposé des conneries. L’agent Olga Horstig a failli me prendre, puis m’a préféré Omar Sharif. Et j’ai été bloqué un an sur Marco Polo, un projet du producteur de La Fayette, Maurice Jacquin, sabordé par le Marco Polo de Raoul Lévy, avec Alain Delon. Cela m’a fait rater deux films. Parmi les choses qui ne m’ont pas aidé, il y avait, également, ma réputation de séducteur. J’étais un homme à femmes et je me suis fait d’irréductibles ennemis, dont certains producteurs. En Italie, lors du tournage du Harem, de Marco Ferreri, j’ai vécu une belle histoire avec Carroll Baker [l’héroïne de Baby Doll, de Kazan, ndr]. Je me souviens de Renato Salvatori frimant le matin comme s’il l’avait emballée, alors qu’elle avait passé la nuit avec moi ! Carroll a voulu que je la suive aux Etats-Unis, que j’y fasse carrière. En vain. Et puis, il y a le fait que j’ai milité politiquement. Je suis gaulliste, j’ai participé à la création du RPR. Ce n’était pas le cas de la majorité des cinéastes, ni des réalisateurs de télévision. Marcel Bluwal était communiste, Stellio Lorenzi socialiste. Quant à Claude Barma, il était Niçois... De naissance et par son côté ‘droite Estrosi’ ! (sourire).

Bluwal vous a pourtant engagé pour jouer dans son Dom Juan, face à Michel Piccoli !

Lors de la première lecture, autour d’une table, je me suis demandé s’il m’avait pris pour m’emmerder (rires) ! Bluwal était gentil mais, au départ, j’avais l’impression de puer…

Barma, lui, vous a fait rentrer dans tous les foyers français en vous confiant le rôle du héros romantique et tragique du Chevalier de Maison-Rouge, première série historique de la télévision, qui va captiver le pays en mars 1963…

Cette série me vaudra cent lettres de fans par jour ! Claude, que j’avais croisé quelques années plus tôt, m’a choisi, sans me faire passer d’essais. Après m’avoir vu dans La Fayette, il m’a dit : « Maintenant, tu peux avoir un premier rôle… » En revanche, pour sa série suivante, Corsaires et flibustiers, Barma doutait. Il savait que j’étais plutôt athlétique, mais assez fin. En me voyant torse nu, il a reconnu que je ferais l’affaire. J’avais aussi ce qui me manque aujourd’hui : de très bonnes jambes…

 

Michel Le Royer, Baby-Boomers Idole
Olivier Rajchman pour Première Classics

 

Quel homme était Claude Barma ?

Quelqu’un de merveilleux ! Il m’a tout appris. Et d’abord à réfléchir. Il me bousculait intelligemment, avec politesse et humour. Même quand il gueulait, il y avait de l’amour. Claude voulait faire briller ses comédiens. Il leur en donnait les moyens.

Néanmoins, dans Maison-Rouge comme avec La Fayette, vous jouez le jeune premier. Est-ce un emploi limité, ingrat ?

Ce sont un peu des connards, les jeunes premiers. Chez Molière, on les appelle les ‘pipis’ ! J’en avais conscience. Mais Maison-Rouge va au-delà. Cela nous parle de l’histoire de notre pays.

Ce qui aide, c’est que votre rôle de Maurice Lindet est bien écrit et que vous êtes entourés par ces comédiens de théâtre chevronnés que sont Jean Desailly, François Chaumette, Dominique Paturel, Annie Ducaux et Denise Gence…

Je les connaissais tous du Français. Avec eux, je me sentais bien. J’ai été en tournée avec Mme Ducaux. ‘Patu’ est un copain. J’avais joué avec François, qui m’adorait. Sur Maison-Rouge, il me titillait, me traitait de tous les noms, mais par affection…

Vous partagez avec lui un duel d’anthologie, à la fin !

Oui, et pour le coup on a dû recoudre quatorze fois ma culotte qui craquait sans cesse ! Les costumes de la RTF n’étaient pas de même qualité que les étoffes anglaises de La Fayette. Une autre scène m’a marqué ; celle où je porte Anne Doat à l’échafaud. Nous l’avons tourné à Senlis, avec la garde républicaine, au son des roulements de tambours. Je me souviens des gens sur la place, assistant au tournage. Ils pleuraient !

Le succès de la série a conduit à son remontage pour une sortie cinéma…

Cela n’a pas bien marché. D’abord parce qu’il y avait trop de dialogues dans Maison-Rouge, comparé à un film standard. Et puis, si la série a été tournée avec les moyens du cinéma, Barma filmait pour la télé, en plans serrés. Cela ‘manquait d’air’…

Est-ce pour prendre l’air que, dès la fin des années 1950, vous avez fait de la post-synchronisation ?

J’ai d’abord fait du doublage pour gagner ma vie et pouvoir, six mois dans l’année, rouler avec ma Triumph, m’intéresser aux filles et fréquenter des poètes comme Bernard Dimey. Mais j’ai eu des satisfactions, notamment avec ma post-synchro de John Voight dans Délivrance. Ou des surprises quand récemment, dans un aéroport aux Etats-Unis, j’ai été reconnu à ma voix qui double David McCallum pour N.C.I.S. On n’a pas regardé mon passeport et je suis passé ! Le doublage c’était formidable quand vous aviez le temps. Aujourd’hui, c’est davantage l’usine…

Le théâtre, lui, ne vous a jamais déçu. Vous cherchant, en 1957, lors d’une répétition de La Reine Morte, Henry de Montherlant a dit de vous : « Mais où est ce petit paysan qui aurait pu être un petit prince ? »

C’est Pierre Dux qui me l’a répété ! Concernant M. de Montherlant, je me rappellerai toujours ce soir où nous jouions sa pièce Port-Royal, à l’Odéon. Jean Debucourt, qui faisait l’archevêque, s’est trompé. Au lieu de : « il y a toujours des grenouilles qui coassent », il a dit aux comédiennes interprétant les religieuses : « des grenouilles qui conasses ». Le public, dans la salle, poussa un « Oh ! » de stupeur. Les comédiennes, sur scène, explosèrent de rire. L’une d’elle fit même pipi sous elle ! Le rideau tomba. Puis se releva. Debucourt redit son texte correctement. Et, à la fin, qui voyons-nous ? Montherlant, averti du scandale, qui se précipite sur Debucourt et lui dit : « Mais comment n’y ai-je pas pensé ? Quel génie d’acteur ! Il faut désormais que vous disiez connasses à ces religieuses de Port-Royal ! » Et Debucourt, de brandir la brochure : « Maître, j’ai vôtre texte ! Il y a écrit ‘coassent’ et je m’y tiendrai ! » (rires)…

Vous avez débuté sur scène en même temps que Jean-Paul Belmondo. Il est votre ami. Le revoyez-vous toujours ?

Bien sûr ! Je sais dans quel restaurant le trouver le dimanche. On s’appelle de temps en temps. Il est ravi de me voir parce que je lui remets en mémoire un passé qui s’en va, doucement. Et notamment toutes les bêtises qu’on a pu faire ensemble, du petit bordel de la rue Saint-Antoine où nous avions nos habitudes, au bistrot juste à côté. Jean-Paul, c’est ma jeunesse…

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