Le diable n'existe pas 8
Le diable n'existe pas 7

Le réalisateur d'Un homme intègre s'attaque à la peine de mort en Iran. Un plaidoyer rageur et énervé, tourné en clandestin, mais qui n'oublie pas d'être grandiose et romanesque.

En 2021, le cinéaste iranien Mohammad Rasoulof assénait une oeuvre coup de poing avec Le diable n'existe pas. Un film composé de quatre récits autour de quatre hommes contraints d’infliger la mort qui avait estomaqué la rédaction de Première. Ce choc récompensé par l'Ours d'or à Berlin en 2020 est diffusé pour la première fois en clair ce soir à 23h sur Arte et déjà disponible en streaming sur le site de la chaine. Ne passez pas à côté.

A quel moment le cinéma de Mohammad Rasoulof s'est-il mis en colère ? On ne parle pas d'une grogne prudente ou d'une sévérité sentencieuse, non, on parle de colère vraiment vénère. En 2005, son deuxième long métrage La Vie sur l'eau racontait l'existence d'une communauté de pauvres gens vivotant sur un pétrolier à l'abandon. La description pittoresque de ces réfugiés (imaginez Waterworld façon cinéma d'auteur) était une manière de décrire l'Iran du début du siècle, surtout au moment où le « capitaine » autoproclamé décide de waterboarder un jeune coupable d'avoir tenté de fuir le navire. Le pittoresque fait place à une séquence interminable, quasi insoutenable, de torture politique : d'un coup, on ne souriait plus, et Rasoulof nous renvoyait dans la gueule -sous couvert d'un film approuvé par la censure gouvernementale- une certaine réalité qu'on avait cru pouvoir oublier, le temps d'un film.

Après La Vie sur l'eau, les choses seront plus claires. Fini le temps des métaphores. Arrêté et condamné par la justice de son pays pour tournage illicite, Rasoulof tournera à présent en semi-clandestin, tentant de passer sous le radar -et ses films ne seront pas distribués en France jusqu'à ce que l'explosif Un homme intègre en 2017 nous arrive en pleine face : l'histoire d'un homme, humble éleveur de poissons qui tente de lutter contre les corrompus et les puissants, sorte de Bronson-movie à l'iranienne (une histoire de pastèques qui nous rappelait bien Mister Majestyk, on ne se refait pas), mais pas du tout dans le registre décontracté et cool. On le sentait bien : Un homme intègre carburait à la colère, pure et pas coupée.


 

Pareil pour Le Diable n'existe pas C'est un film à sketches -on dira plutôt « film à chapitre » pour ne pas donner l'impression qu'on rigole. La forme du film a été dictée par les circonstances exceptionnelles de son tournage. Un homme normal, mari, père, fils admirable, a du mal à dormir : qu'est-ce qui le préoccupe ? Un gardien de prison refuse de donner la mort : arrivera-t-il à s'échapper ? Un soldat revient au pays demander sa copine en mariage : va-t-elle accepter ? Une jeune étudiante retourne en Iran passer les vacances chez son oncle et sa tante : quel secret de famille va-t-elle découvrir ? Quatre films en un, chacun faisant appel à une cinégénie et à des techniques de genre ahurissantes de maîtrise -a-t-on vu un film clandestin aussi bien shooté, monté et écrit ? Le thriller, le huis clos, le mélodrame familial qui tord le bide, l'intrigue à twist...

Le premier « sketch » se termine ainsi sur une bonne baffe surprise ; le deuxième est un véritable petit film d'évasion chronométré tourné fusil au poing et caméra à l'épaule, excitant comme du Carpenter 70s (même la musique joue une basse tachycardique). Si chaque chapitre possède sa propre structure et sa propre forme, il n'est pas interdit de tenter de les relier après coup en jouant sur les similitudes et les connexiosn, comme faisant partie d'une seule et même intrigue générale. Dont le point commun est la peine de mort en Iran, et il faudrait bien se garder de traiter cela comme un sujet exotique venu des antipodes tant on sent bien -et le film nous renvoie cette angoisse- qu'elle pourra revenir, comme ça, un jour, aussi bien chez nous que partout ailleurs.

Le film de Rasoulof rappelle beaucoup le grand A Touch of Sin de Jia Zangke : comme son camarade chinois, l'iranien est passé du réalisme bressonien à un film à sketches démesuré (et en quatre parties, reliées par un acte de violence, tiens donc), nourri de colère, maniant la dénonciation sociale comme d'autre le shotgun. Chez Rasoulof comme chez Zangke, le moteur de la colère est la violence. Violence de la société -de ses structures de pouvoir, précisément. Si vous êtes sorti d'Un homme intègre en colère, « avec l'envie de brûler des bagnoles » comme on l'écrivait à l'époque, soyez prévenus : devant ce film immense, vertigineux, Le Diable n'existe pas, à quatre reprises, on éprouve la même sensation provoquée par son cousin lyrique, Une vie cachée de Malick (Rasoulof filme aussi magnifiquement les paysages d'Iran lors des troisième et quatrième chapitres) : la sensation d'éprouver le plus réellement et physiquement possible la proximité d'une fin violente infligée par le pouvoir. Voilà, c'est ça, c'est la mort. Mais qu'est-ce qu'on attend pour foutre le feu ?

De Mohammad Rasoulof. Avec Ehsan Mirhosseini, Baran Rasoulof, Mahtab Servati...
Durée 2h30. Sortie le 1er décembre 2021