L'écrivain Percy Kemp revient sur la bande-annonce de La Taupe et analyse les premières images du film de Tomas Alfredson.C'est la bande-annonce de la semaine. Les premières images, froides, entêtantes, de La Taupe laissent penser que le nouveau film de Tomas Alfredson (petit génie à qui l'on doit Morse) pourrait être à la hauteur du monument qu'il adapte : La Taupe, le chef d'oeuvre de John Le Carré. Obsédé par ces images, on voulait aller plus loin et on a sollicité Percy Kemp. En sept thrillers, Percy Kemp s'est imposé comme l'un des rares auteurs francophones à savoir écrire des romans d'espionnage denses, informés et racés. Son dernier livre, le subtil Noon Moon, mêlait l'étude des rapports culturels et économiques entre l'Orient et l'Occident à une intrigue haletante. Kemp étant ouvertement influencé par John Le Carré (il a écrit un article passionnant sur Le Carré pour la revue Esprit), nous l'avons contacté pour qu'il nous livre son avis sur les premières images de La Taupe. Il nous a fait parvenir ce message :"En visionnant la bande-annonce de La Taupe, j’ai eu envie d’aller voir le film, étrange envie dans le mesure où, depuis une dizaine d’année déjà, j’avais pour ainsi dire décroché des romans et des films d’espionnage.Une partie de mon envie de voir ce film est certainement due à mon intérêt pour la guerre froide. Mais une autre partie a sans doute à voir, elle, avec la bande-annonce elle-même dans laquelle j’ai retrouvé une certaine atmosphère du monde et du roman du renseignement avant qu’ils ne soient envahis, d’une part par les espiocrates et les hommes en gris, dont le cynisme est au service de leurs seules ambitions carriéristes, d’autre part par les hommes d’action, qui s’appuient plus sur la force que sur le renseignement. Dans cette bande-annonce, j’ai d’ailleurs trouvé John Hurt particulièrement vrai et émouvant.Maintenant, les questions que je  me pose sont les suivantes :-          Comment un réalisateur qui a une trentaine d’années peut-il, sans le trahir, rentrer dans la peau, non d’un auteur d’espionnage septuagénaire mais, chose encore plus difficile, d’un auteur d’espionnage septuagénaire écrivant il y a quarante ans de cela quand lui-même avait trente ans ?-          Comment un réalisateur et des acteurs d’une trentaine d’années peuvent-ils intégrer et s’approprier, sans en trahir l’essence, une réalité (en l’occurrence la guerre froide) qui n’est plus depuis une trentaine d’années et qu’il n’ont pas connue ?-          Comment des hommes de cet âge-là, qui vivent dans un monde lisse et ouvert, peuvent-ils comprendre le monde clos et fortement codé de la guerre froide ? C’est comme si l’on demandait à un écolier externe  de comprendre la vie dans un pensionnat jésuite, ou demander à un lycéen qui ne craint ni les prof ni les pions, qui deale même ou qui s’amène en classe armé d’un couteau à cran d’arrêt, de comprendre le plaisir qu’on avait jadis à simplement chahuter ou à lancer de petites boules de papier soufflées à partir du tube d’une pointe Bic .     -          Comment des hommes de cet âge-là, qui auront vécu l’essentiel de leurs vies d’adultes dans un monde marqué par la violence, notamment la violence terroriste et contre-terroriste, un monde où tout est noir ou blanc, où l’ennemi est dénigré et dévalorisé, où il est perçu, non comme un ennemi politique (hostis, dirait Carl Schmitt) mais comme un ennemi personnel (inimicus, dirait ce même Carl Schmitt) devant à ce titre être rayé de la carte (ainsi, OBL), peuvent-ils intégrer puis restituer un monde où rien n’était noir ou blanc, où tout était gris, où l’ennemi était respecté, où le jeu consistait, non à l’éradiquer, mais à l’affaiblir pour mieux composer avec lui ? Pour réussir cela il faudrait sans doute avoir vécu les combats singuliers que les pilotes de chasse se livraient dans le ciel des Flandres durant la Grande Guerre alors qu’en-dessous d’eux une hécatombe se déroulait dans les tranchées ; ou alors, avoir lu l’Iliade pour y voir comment Homère, un Grec, décrivant la guerre que les Grecs livraient aux Troyens, ne dénigre jamais les Troyens, ne les criminalise pas plus, les humanise, même, puisque, dans l’Iliade, la figure la plus humaine et la plus « sympathique » n’est pas grecque mais troyenne : en l’occurrence, le grand Hector.La réponse à tous ces questionnements est bien sûr à chercher dans l’art du réalisateur et des acteurs, et dans la qualité de leur empathie : dans leur capacité à aller au delà des données de savoir et des faits, pour toucher à une vérité qui, par-delà les enjeux géopolitiques et stratégiques, a surtout à voir avec la nature humaine et les rapports que les hommes nouent entre eux.  Dans cette optique, il me semble qu’aujourd’hui, soit une trentaine d’années après l’événement, un film sur la guerre froide est plus à même qu’un bon roman de recréer ce monde d’avant et d’en transmettre l’essence et l’esprit au public. Pourquoi cela? A mon avis parce que le roman laisse nécessairement courir l’imagination du lecteur. Or les schèmes de pensées d’un lecteur d’une trentaine d’années qui n’aurait pas connu la guerre froide ne sont pas particulièrement propices à ce que son imagination vagabonde dans le sens souhaité par l’auteur. Un film, par contre, prend le spectateur par la main et laisse très peu de place à son imagination. Partant, un bon film sur la guerre froide a, à mon sens, plus de chance qu’un bon roman, de transmettre au public d’aujourd’hui l’esprit de la guerre froide.C’est sans doute une des raisons pourquoi, après avoir décrit dans Et le coucou, dans l’arbre, se rit de l’époux  les affres soufferts par un espion à la fin de la guerre froide, le romancier que je suis a choisi de détruire dans Noon Moon le monde pour lui incompréhensible, de l’après-guerre froide, pour en reconstruire un autre à sa guise dans la suite de ce roman-là.Percy Kemp" Propos recueillis par Gaël Golhen