Julian Assange s’est opposé publiquement au film…Je ne crois pas qu’Assange ait vu Le Cinquième Pouvoir. En tant qu’individu l’ayant interprété, j’ai bien sûr envie qu’il découvre le résultat de mon travail, et je ne désespère pas de le rencontrer un jour. Nous avons eu un échange très civilisé par e-mail avant le début du tournage. Il m’a demandé de ne pas faire le film, avec des mots très raisonnables. Lorsque vous êtes un acteur sur le point d’endosser son premier grand rôle en tête d’affiche d’un long métrage, c’est évidemment déstabilisant… Surtout qu’il m’a envoyé ce message la veille du début des prises de vues. C’est ce qui a été le plus dur pour moi sur ce projet : trouver le courage d’y aller quand même, d’honorer l’engagement que j’avais pris auprès du réalisateur et des autres comédiens alors que la personne que j’allais incarner s’y opposait.Que lui aviez-vous répondu ?Je lui ai écrit une réponse longue et réfléchie, expliquant pourquoi je considérais qu’il s’agissait d’un bon scénario et d’une histoire qui méritait d’être racontée. Son inquiétude portait notamment sur le danger que le film pourrait faire courir à certaines personnes et organisations. Je l’ai rassuré : il s’agit d’une fiction, d’une dramatisation, ce n’est pas un documentaire ni une pièce à conviction exploitable devant un tribunal. C’est du cinéma. La majorité de ses craintes n’étaient pas fondées. Dans son mail, il disait vouloir que le film lui rende justice et présente un portrait équitable. Je pense sincèrement que c’est le cas.Comment avez-vous « bâti » le personnage ?Ça a été d’autant plus complexe que je n’ai pas pu rencontrer Assange en personne pour des raisons évidentes. Il n’a pas répondu à mes requêtes car ça aurait suggéré qu’il approuvait le projet. J’ai donc dû mener mes propres recherches, et ça n’a pas été facile. Dès que je regardais une vidéo de lui, j’étais tellement absorbé par son discours que j’en oubliais d’étudier la façon dont il le prononçait. C’est un homme extrêmement intelligent et charismatique, un orateur brillant. Je faisais tout ce que je pouvais pour traquer des bribes de vérité, entrevoir l’homme derrière le personnage public, qui était la seule facette de lui à laquelle j’avais accès. Il a fallu que je comble les blancs, tout en ressentant une grande responsabilité car j’avais à interpréter une personne vivante. J’ai lu sa biographie, ainsi que les deux ouvrages qui ont servi de base au scénario du Cinquième Pouvoir, parlé à des gens qui connaissaient Julian ou avaient travaillé à ses côtés. J’ai étudié ses maniérismes, mais au fond, ce que vous voyez reste mon interprétation, et non une affirmation de qui est réellement Assange.Qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez enfilé la perruque blanche pour la première fois ?C’était très étrange… Je venais juste d’écouter une interview d’Assange quand j’ai essayé la perruque. Je me suis alors regardé dans la glace, et… ça m’a fait tout drôle, j’avoue.Comment apporte-t-on de l’humanité au personnage alors que Julian Assange a toujours cherché à masquer la sienne ?Cette façade qu’il présente au public n’a rien de superficiel, elle a été érigée pour une raison. Quand vous devenez le visage, le porte-parole d’une organisation comme WikiLeaks, que vous traitez de problèmes aussi sérieux que les pertes civiles en temps de guerre, les escouades de la mort ou la corruption financière et politique, il est nécessaire de s’effacer. Dès que sa personnalité entre en jeu, ça détourne du propos. Je comprends donc – et je respecte – sa volonté d’entretenir le plus grand secret autour de sa vie privée. En tant qu’acteur, c’est d’autant plus difficile de lever ce voile sur qui il est vraiment. Je pense sincèrement que les spectateurs devraient quitter la salle en ayant toujours des interrogations à son sujet. Car Daniel (Domscheit-Berg, bras droit d’Assange pendant plusieurs années, interprété par Daniel Brühl dans le film), aussi proche fut-il de Julian, ne l’a jamais connu totalement. Et je pense que ce n’est le cas de personne à part sa famille. Il le dit dans le film : vous ne pouvez pas être activiste et mener une vie normale. Changer le monde implique des sacrifices.Interview Mathieu CarratierLe Cinquième pouvoir de Bill Condon avec Benedict Cumberbatch, Daniel Brühl, Anthony Mackie, en salles le 4 décembre 2013