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Alors que le tournage de la très attendue saison 4 du Bureau des Légendes vient de démarrer (avec Mathieu Amalric en nouveau venu), Camille de Castelnau, coscénariste de la série d’espionnage de Canal+, dresse pour nous le bilan des trois premières saisons.

Comment vous êtes-vous retrouvée à coécrire Le Bureau des Légendes ?

J’ai commencé à plancher avec Éric Rochant il y a sept ans sur le pilote de The Oligarchs (pilote qui a aujourd’hui été commandé par HBO). Le projet s’était arrêté après quelques mois d’écriture mais Éric Rochant m’a rappelée deux ans plus tard pour Le Bureau des Légendes, qui n’était à l’époque qu’un concept de dix pages qu’il avait vendu à Canal+ et qui ne ressemblait pas beaucoup à ce qu’est devenue la série.

Quels changements furent apportés au concept de départ ?

À un moment où l’écriture du scénario pataugeait, Éric, Emmanuel Bourdieu et moi nous sommes enfermés pendant des semaines pour reprendre les arches. Éric a alors trouvé le personnage déterminant de Nadia El Mansour, une Syrienne, ancien amour que le personnage principal n’a pas le droit de rappeler mais qu’il rappelle quand même. C’est à ce moment là qu’on a décidé d’ancrer la série dans la crise syro-irakienne. Et avec cette relation adultère, on avait enfin un héros, Malotru.

On sent dès le début une filiation avec Les Patriotes (film d’Éric Rochant sorti en 1994), dont les thématiques sont proches : l’auscultation d’un service de renseignement, la manipulation géopolitique, la difficulté à vivre une histoire d’amour dans un monde miné par les conflits…

C’est drôle parce qu’entre Éric Rochant et moi, la personne qui a le plus évoqué Les Patriotes, c’est moi. Je voulais vraiment au départ faire Les Patriotes sous forme de série, alors que lui n’a jamais trop cité le film en exemple. Je suis fan de ce film. Le thème de départ du Bureau des Légendes c’est en tout cas le fait de "vivre dans le mensonge". Parce que le héros vit dans le mensonge, auprès de tout le monde. Et les agents vivent tous dans le mensonge, ils ne peuvent pas dire à leurs proches ce qu’ils font, ils manipulent leur environnement, ils portent un masque.

C’est sur cette idée que vous vous êtes appuyés pour écrire l’ensemble des personnages ?

Oui, "vivre dans le mensonge". Et l’autre grande thématique de la série est le dilemme entre les affects, les émotions, les sentiments d’un côté et la raison d’État, le devoir, le travail de l’autre côté. On a créé à partir de cela toute une galerie de personnages. Moi je suis surtout attachée à Marina Loiseau, pour qui j’ai par exemple créé la relation avec Simon. J’aime le côté guerrière, le côté Jeanne d’Arc de Marina. J’aime aussi Sisteron, Marie-Jeanne et Duflot, ce sont mes préférés.

La série s’est ensuite distinguée par la rapidité avec laquelle les saisons reviennent chaque année. Comment avez-vous procédé en termes d’écriture ?

Pour l’écriture des saisons 2 et 3, Éric et moi nous sommes tous les deux réunis d’octobre à janvier, c’est-à-dire pendant que la saison précédente était en tournage. On a discuté, on a déblayé, on a fait le bilan de la saison d’avant. On suit à ce moment-là une vraie logique de série : par exemple, à la fin de la saison 1, Marina (Sara Giraudeau) est en Iran et Malotru (Mathieu Kassovitz) l’a vendue aux Américains ; donc on se dit que plus Marina est forte, plus Nadia El Mansour (Zineb Triki) peut être sauvée ; par contre, plus Marina a des problèmes, moins c’est bon pour Malotru et Nadia. Cela n’a l’air de rien mais cette logique de vases communicants est essentielle. On voyait également tous les soirs les rushes de la saison en tournage, ce qui influençait parfois l’écriture et nous faisait ajuster certains personnages ou situations. Éric m’encourageait aussi à aller sur le tournage, mais je n’aime pas particulièrement ça. C’est très verrouillé un plateau, c’est l’inverse de l’écriture, on est trop dans le réel et cela m’inspire peu.

La saison 4 du Bureau des légendes est en tournage

La saison 2 a été unanimement encensée et fut considérée par beaucoup comme meilleure que la saison 1. À quoi est-ce dû selon vous ?

Entre la saison 1 et la saison 2, la série a effectivement pas mal changé. Nous sommes plus proches des personnages dans la saison 2, les situations sont plus chaudes. Je trouve la saison 1 assez froide car on a un peu été empêtré par le concept qui reposait beaucoup sur une back-story qu’on ne voit pas, c’est à dire ce passé à Damas et cette histoire d’amour adultère que le téléspectateur doit essentiellement imaginer. Il fallait aussi décrire un milieu professionnel que les gens ne connaissent pas bien, afin d’expliquer qu’il y a des règles précises à la DGSE et que Malotru transgresse une de ces règles. Le pilote de la série possède donc un côté didactique et se trouve légèrement surchargé d’informations. En termes de production, on souhaitait aussi faire une série de bureau, ce qui créait forcément un sentiment d’enfermement en saison 1. On s’est dit en écrivant les saisons 2 et 3 qu’on irait davantage dehors. Dans DGSE il y a le E de « Extérieur » et il nous fallait sortir des bureaux : voir un point rouge qui clignote sur un écran d’ordinateur, c’est surtout intéressant si on connaît la personne sur le terrain qui est représentée par ce point rouge. 

Les personnages ont été plus faciles à écrire en saison 2 ?

On construit un paquebot à mesure qu’on avance. Et ce n’est qu’à la fin de l’écriture de la saison 1 qu’on a par exemple réalisé que Sisteron (Jonathan Zaccaï) était un personnage très angoissé. On se dit soudain "T’as vu ? Raymond est angoissé, Duflot (Jean-Pierre Darroussin) est débonnaire, etc". On a d’une certaine façon découvert nos personnages en fin de saison 1, c’est là qu’ils ont émergé. Et on les connaît donc mieux en saison 2, d’autant qu’ils sont désormais incarnés par des comédiens, ce qui est plus simple. Quand j’écrivais Marina Loiseau en saison 1, je me disais qu’elle pouvait être jouée par Mélanie Laurent (je prends des exemples au hasard) ou n’importe qui d’autre. Mais une fois que l’on sait qu’on écrit pour Sara Giraudeau, on est plus près de Marina, on la connaît mieux, ne serait-ce que physiquement.

ATTENTION AUX SPOILERS DANS LA QUESTION SUIVANTE
Aussi fou que cela puisse paraître, la saison 3 s’est avérée encore plus ambitieuse que la 2 en nous propulsant en pleine guerre.

On avait en partie écrit la saison 2 contre certains défauts de la saison 1, ce qui nous facilitait la tâche. La saison 2 avait aussi un point de départ très clair, qui était le statut d’agent double de Malotru. Le cahier des charges était bien identifié et la base confortable. Alors que la saison 3 était plus casse-gueule : on se retrouve avec un type qui est otage de Daech, ce n’est pas ce qu’il y a de plus évident à traiter. C’est plus inhibant que le thème de l’agent double, qui est un classique du genre. Quand on a commencé l’écriture des arches, on s’est dit qu’on s’était mis dans la mouise. Mais la saison 3 clôt au final une première boucle de façon très satisfaisante. On a écrit 30 épisodes en trois ans avec Éric Rochant, ce qui a exigé que l’on souffle un peu avant de reprendre du service pour la saison 4.

ATTENTION AUX GROS SPOILERS DANS LA QUESTION SUIVANTE
L’événement le plus marquant de la saison 3 est le sort réservé au personnage d’Henri Duflot. On a l’impression qu’il se sacrifie pour Malotru, avec qui il entretenait un rapport privilégié.

Il était important pour nous de mettre dans le pilote de la série cette séquence où Duflot vient chercher Malotru chez lui et lui donne une bouteille de vin avec une carte du capitaine Haddock. Éric voulait montrer dès le début qu’il y a un lien spécial entre ces deux-là, une amitié presque paternelle. Mais on n’a pas été tenté par la suite d’expliciter davantage le passé de cette relation, cela n’était pas nécessaire. Le Bureau des Légendes est vraiment une série qui se joue au présent. Et on ne savait pas au départ ce qui allait arriver à Duflot dans la saison 3, ça s’est décidé très tard, à la moitié de l’écriture de la saison. On voulait en effet qu’un des personnages principaux meure, pour rappeler qu’ils exercent un métier dangereux sur le terrain. Sauf que, sur les six premiers mois d’écriture, on avait pensé à Marina parce c’était la plus jeune et que cela semblait particulièrement injuste. Puis on a réalisé que tout le monde était très attaché à Duflot et que ce serait encore plus horrible si c’était lui.  On ressent d’ailleurs bien en fin de saison le puissant traumatisme de Marie-Jeanne (Florence Loiret-Caille).

Avez-vous parfois des demandes de Canal + concernant le rythme narratif ?
On a bénéficié d’une vraie confiance de Canal+ au niveau de l’écriture. Ils ont certes dit après la saison 1 qu’ils aimeraient que les personnages soient moins dans les bureaux durant la saison 2 mais on était pour le coup totalement d’accord avec eux. Ils ne nous ont mis aucune pression artistique. Ils tiennent aussi à ce qu’il y ait une tension permanente dans la série. Car il est vrai qu’Éric et moi ne sommes pas forcément à l’origine des bêtes de suspense et que nous avons parfois un style un peu pudique, un peu dans l’évitement. Mais c’est bel et bien ce qu’on fait avec cette série : on y met constamment de la tension, même si ce n’est pas non plus 24 heures chrono. Il faut que ce soit tendu mais aussi réaliste. 

Autre thème récurrent de la série : les relations amoureuses et les obstacles qui les entravent. Outre la liaison inaugurale entre Malotru et Nadia El Mansour, on suit les relations sentimentales compliquées entre Sisteron et Céline, Marie-Jeanne et Clément, Marina et Simon…

Sur la saison 2, on avait envie qu’il y ait de la chair et on voulait montrer que les personnages ne vivent pas que pour leur boulot. Ce ne serait pas réaliste s’il n’y avait aucune relation sentimentale au travail parce qu’en vrai, dans une boîte comme ça, il y a des histoires - même si ce n’est pas tout le monde et pas tout le temps. Dans la saison 3, la relation entre Sisteron et Escogriffe (Melisa Sözen) est ainsi construite comme un miroir de la relation entre Paul et Nadia. Car Sisteron, à la fin de la saison 3, évite justement de faire ce que Malotru a fait au début de la saison 1, c’est à dire transgresser une règle. On dit à Sisteron de ne pas prévenir les Kurdes du bombardement à venir, il va sur Skype pour parler à Escogriffe, il a une hésitation mais il ne dit rien, il respecte les règles. Cet écho était volontaire de notre part et on s’est raconté la séquence de cette façon. Mais ce n’est pas grave si le téléspectateur ne le remarque pas.

La saison 3 contient davantage d’humour et de références qui renvoient à la culture contemporaine. Marina mentionne Céline Dion, Jonas fait allusion à Game of Thrones…

Tout cela se joue pendant l’écriture des dialogues. Ça les rend plus vivants. La citation de Céline Dion est venue de moi car Duflot disait à Marina « On ne change pas » et j’ai ajouté la réplique « On met juste les costumes d’autres sur soi » car cela me faisait rire de voir les personnages évoquer Céline Dion. Et Games of Thrones, cela vient d’Éric : Jonas (Artus) disait d’ailleurs au début « Ça fait vachement Star Wars » puis on a changé la référence. Mais on ne commence pas l’écriture de la saison en décidant que l’on va mettre plus d’humour, cela vient naturellement. Plusieurs blagues avaient d’ailleurs été supprimées de la saison 2 car on trouvait qu’elles ne fonctionnaient pas ; d’autres avaient été coupées au montage. Mais il se trouve que l’humour fonctionnait mieux dans la saison 3.

La série fait aussi entendre chaque dialogue dans sa langue originale, que ce soit du français, de l’arabe ou de l’anglais. Comment travaillez-vous cet aspect ?

Nous écrivons d’abord les séquences non francophones en français puis elles sont traduites deux fois : un traducteur traduit d’abord le dialogue (par exemple en arabe), puis un autre traducteur, à qui on ne donne pas la version française de départ, retraduit en français. Et on regarde ensuite si cela a bien le même sens que ce qu’on a écrit à l’origine. Que ce soit pour le farsi, l’arabe ou l’anglais.

Le personnage de Nadia El Mansour demeure un atout majeur du Bureau des Légendes et son histoire d’amour interdite avec Malotru offre une émotion continue. Peut-on secrètement rêver d’une issue heureuse entre ces deux amants ?

Des amies m’ont en effet dit que Nadia El Mansour représentait pour elles quelque chose de nouveau, car c’est une femme arabe comme on en voit rarement au cinéma et à la télévision. Elle est indépendante, elle a fait de grandes études, elle trompe même son mari au début de la série. Les figures féminines sont d’ailleurs très fortes dans la série. Et les actrices sont toutes géniales. Concernant la relation entre Nadia et Malotru, je dirais que Le Bureau des Légendes exprime quand même une vision du monde assez mélancolique. Et si on ne s’est encore rien dit avec Éric Rochant concernant la fin de la série ou l’avenir de la relation entre Nadia et Malotru, l’idée serait plutôt de montrer que cela ne marchera jamais. Malotru est vraiment un damné, il essaie plein de choses mais ça ne fonctionne pas. Il met constamment les gens dans la merde.