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A la sortie de L’exorciste, en 1973, William Friedkin est le roi du monde. A même pas 40 ans, il vient d’aligner deux succès (le précédent est French Connection) qui le placent à un niveau de pouvoir que la plupart des réalisateurs ne connaissent jamais. Avec Francis Ford Coppola, auteur en 72 du triomphal Parrain, il partage une sorte d’état de grâce qui leur ouvre les portes d’Hollywood. S'il le demandait, Friedkin obtiendrait un chèque en blanc pour tourner n'importe quoi. Mais il n'a pas de sujet.

Trompe la mort

Pour des raisons variées, il va mettre trois ans avant de se lancer dans l’adaptation du roman de Georges Arnaud dont Henri-George Clouzot avait tiré Le salaire de la peur. Consulté par Friedkin, le réalisateur français s’étonne qu’un Américain s’intéresse à cette vielle histoire, mais lui signifie qu’il a toute liberté à condition d’acquérir les droits du livre. De son côté, Friedkin pense s’appuyer sur le roman pour imaginer des personnages et des situations entièrement différentes. L’idée consiste à rassembler des hommes qui n’ont rien en commun mais dépendent les uns des autres pour survivre. Il y voit une métaphore du monde moderne. Le cinéaste fait appel au scénariste Walon Green, qu'il connaissait de ses débuts à la télévision, pour écrire un script rempli de détails réalistes grâce à sa connaissance du milieu pétrolier en Amérique du Sud. Incidemment, Green est aussi le co-auteur de La Horde sauvage, que Friedkin tient pour un des meilleurs westerns jamais tournés. A mesure que l’écriture avance, il visualise le projet avec de plus en plus de précision comme une expérience viscérale, dont les protagonistes sont essentiellement propulsés par les circonstances et où les dialogues sont limités au strict nécessaire. Par souci de réalisme, il tient absolument à tourner en Amérique du Sud.

Lorsque le film finit par se monter grâce à l’association d’Universal et de Paramount, Friedkin profite de sa quasi carte blanche, mais son ambition et son obstination vont vite se retourner contre lui. Pour commencer, il rate sa distribution. A l'origine, il avait pensé confier le premier rôle du malfrat irlando-américain à Steve Mc Queen. L'acteur est emballé par le projet, et il est prêt à s’engager à certaines conditions que Friedkin refuse. Aujourd'hui, celui-ci s'en mord les doigts, admettant qu'"un gros plan de Steve McQueen vaut mieux que les plus beaux paysages du monde". La défection de McQueen entraîne celle de Lino Ventura, qui devait jouer l'escroc français. Quant à Marcello Mastroianni, prévu pour incarner le tueur à gages, il décline lui aussi à cause de l'éloignement. Seul Amidou, dans le rôle du terroriste, correspond au premier choix de Friedkin. Pour remplacer ses stars manquantes, Friedkin trouve d'excellents interprètes (Roy Scheider, Bruno Cremer et Francisco Rabal), mais leurs noms n'auront pas le même effet sur l'affiche. 

Un pont trop loin

Le tournage, déjà coûteux au départ, est marqué par les retards, les catastrophes et les imprévus. Après avoir tourné des prologues pour chacun des personnages en France, en Israël, à New York et au Mexique, la production finit par s’établir en République dominicaine. Les problèmes techniques et logistiques liés au travail dans la jungle s’accumulent, et chaque incident a des conséquences en chaîne. Le tournage de la scène la plus mémorable du film, le passage du pont suspendu au-dessus d’une rivière furieuse, est emblématique. L'endroit idéal est trouvé après de longs repérages, et la construction du pont peut commencer. Mais à force de retards, la saison des pluies est passée, et lorsque les caméras peuvent enfin tourner, le débit de la rivière a atteint un niveau ridicule. Il faut repartir à zéro, rechercher un lieu adéquat (on le trouve au Mexique), démonter le pont et le remonter, et déplacer l’équipe et le matériel. En fin de compte, la scène aura coûté à elle seule 4 millions de dollars. Elle témoigne de l'acharnement du cinéaste à aller jusqu'au bout de ses idées. "Tout ce que j'avais prévu pour cette séquence, nous l'avons tourné plan par plan jusqu'à ce qu'il soit bon, raconte-t-il aujourd’hui. Plusieurs fois, sous différents angles, pour chaque camion. C'était difficile et même dangereux, quand j'y repense." C’était aussi coûteux. Au total, le budget du film finira à 20 millions.

 

Oubliettes

A sa sortie, en juin 77, Sorcerer reçoit un accueil critique désastreux et au bout d’une semaine, il est retiré de l'affiche du Chinese Theater de Los Angeles, qui reprogramme La guerre des étoiles, sorti un mois plus tôt. Avec le recul, l’échec du film paraît facilement explicable. L’idée la plus répandue est qu’il a été "tué" par Star Wars. Le space-opera de Lucas a révélé l’émergence d’un nouveau public et le retour à une formule simple qui fait s’affronter des héros et des méchants facilement identifiables. Au contraire, et c’est surtout vrai dans Sorcerer, Friedkin filmait des anti-héros. Il croyait que le bien et le mal sont en chacun de nous à part égale et que l’intérêt d’une bonne histoire est de montrer ce combat à l’issue improbable.

Un autre élément qui jouait contre le film était son titre ("Sorcier", "Magicien"), énigmatique et surtout trompeur venant d’un homme qui avait signé L’Exorciste. Friedkin s’explique : "A l'origine, je voulais appeler le film Ballbreaker (casse couilles) mais le studio ne m'y a pas autorisé, par peur du comité de censure. Le choix suivant était No man's land, mais Harold Pinter venait de sortir une pièce avec le même titre, et je ne voulais pas provoquer de confusion. Et j'ai pensé à Sorcerer à cause d'un album de Miles Davis que j'écoutais à l'époque." Dans le reste du monde, le film ne fait pas mieux qu'aux Etats-Unis. En France, Le Convoi de la peur (comme on l’appelait alors) est amputé d’une vingtaine de minutes, les prologues sont supprimés et sont remontés en partie sous formes de flash backs. Friedkin qualifie la version de "massacre". "Quand je m’en suis aperçu au début des années 80, j'ai poursuivi en justice les responsables, en invoquant le “droit moral”, qui dit que le réalisateur est l’auteur du film et que personne, pas même le financier ou le distributeur, n’a le droit de le détériorer." Le jugement condamne les distributeurs à verser un dédommagement à Friedkin et à retirer leur version de la circulation.

L’échec du film fait tomber le cinéaste de haut. Lui qui avait pris des habitudes fastueuses, qui descendait dans les palaces, et à qui les producteurs ne refusaient rien, doit reconsidérer son parcours et se réinventer. Il entame une traversée du désert que dans son autobiographie, Friedkin Connection, il qualifie de "tunnel après la lumière". Le film restera longtemps quasiment invisible dans sa version initiale, sauf à l’occasion de projections sporadiques dans les cinémathèques qui en ont gardé une copie. Sinon, il est disponible sur un DVD recadré et notoirement défectueux, sorti dans les années 90.

Pourtant, Sorcerer représente un sommet dans l’œuvre de son auteur. Lui-même en parle comme de son film le plus difficile à réaliser, mais aussi son préféré. "De tous, c’est celui qui me définit le mieux, nous confiait-il fin 2013, à l’occasion d’une présentation du film à la Cinémathèque. A l’époque, ça a été un échec, mais je reste persuadé que c’est le meilleur que j’aie jamais réalisé, dans le sens où c’est celui qui se rapproche le plus de ce que je voulais faire." C’est probablement à cause de cet attachement particulier que Friedkin lui a réservé un traitement de faveur lors de sa restauration. Il a bénéficié entre autres du soutien de Warner, qui lui a prêté des installations pour traiter le film d’après un négatif original, intact et très bien conservé. "J’ai travaillé quotidiennement sur l’image et le son pendant six mois, et le résultat correspond à ce que j’ai toujours eu envie de voir."

 

Comme il le dit, il a tout mis en œuvre pour "ressusciter le film d’entre les morts, tel Lazare". Incidemment, Lazaro était le nom du second camion du convoi. Une forme de prémonition involontaire. 

Renaissance

La présentation de la version restaurée de Sorcerer à Venise en 2013 a été le coup d’envoi d’une tentative de réévaluation d’un film qui aura connu plus de trente ans de purgatoire. A la revoyure, la première impression est un éblouissement dû aux couleurs magnifiquement restaurées, qui balaient le souvenir de l’infâme DVD Universal. Mais si le film est tel qu’il est sorti en 1977, il n’a pas vieilli : les décors, les costumes, les coiffures des acteurs, et jusqu’à leur façon de parler, ne sont pas datés. Encore un signe qui justifie presque tous les choix faits par Friedkin à l’époque. La structure, apparemment schématique, fonctionne étonnamment bien, depuis l’introduction fragmentée des protagonistes venus littéralement des quatre coins du monde, et qui, rassemblés par le hasard et la nécessité, vont être obligés de se serrer les coudes, jusqu’à l’épilogue dérisoire et impitoyable, emprunté à Quand la ville dort, qui rappelle que John Huston a toujours été une des inspirations majeures et avouées de Friedkin. Une fois l’exposition en place, le film obéit à une dynamique de film muet : il s’agit d’une course contre la montre parsemée d’épreuves. Et quelles épreuves! La plus fameuse, la traversée du pont, qui dure une vingtaine de minutes, reste un exemple de tension. Entraînés par leur vrai poids, les camions glissent et penchent à un angle qui menace de les faire basculer. A l’heure des extravagances numériques qui ne produisent plus aucune émotion, la redécouverte de situations réellement enregistrées par la caméra rappellent des sensations oubliées. Les dialogues sont rares, sobres et fonctionnels, à quelques notables exceptions près, comme lors de cet échange entre Bruno Cremer et sa femme, laquelle affirme que "personne ne peut se résumer à quelque chose et rien d’autre". C’est une bonne synthèse de la pensée de Friedkin et de sa volonté de montrer des personnages complexes et durables. L’histoire aura fini par lui donner raison.

Gérard Delorme

Sorcerer (Le Convoi de la Peur) de William Friedkin avec Roy Scheider, Bruno Cremer, Francisco Rabal, Amidou… ressort en salles le 15 juillet. 

 

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