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En six films (dont Il Divo et L’ami de la famille), Paolo Sorrentino s’est fait une place à part dans le cinéma contemporain. Cinéaste furieux qui fait blêmir les puristes et enrager les tenants d’un cinéma janséniste, il a débarqué hier soir en compétition avec ce qu’on considère ici comme son plus beau film : La Grande Bellezza- film du mois dans le magazine. Le réalisateur chouchou de la rédaction n’a donc pas que des amis et, depuis des années, beaucoup de critiques ne voient en lui qu’un cinéaste de l’épate gratuite, de la virtuosité du vide. Un jongleur du néant qui ne fait qu’empiler ses effets pubs à des fins voyeuristes. A leurs yeux le grand outrage de son cinéma (et de La Grande Bellezza) c’est cette caméra « voyante », ses effets redoutables, sa maestria ostentatoire, bref, sa frime incandescente. Et vous savez quoi ? Ils ont raison. Ce qui frappe, dès les premières images du film, c’est effectivement la classe absolue avec laquelle la caméra évolue dans le décor romain (les jardins du Janicule). Monument d’élégance formelle et de sensualité esthétique, cette scène met la barre très haut en terme de style. Mais ce qu’on fait semblant de ne pas voir, c’est que sous la carrosserie se cache une fantasmagorie d’une beauté à pleurer. L’histoire d’un écrivain dandy (quelque part entre Salinger et Brett Easton Ellis) qui a cramé son talent et regarde ses contemporains avec une ironie distanciée, une misanthropie douce et rêveuse.A ceux qui lui reprochent sa vacuité et le néant de son cinéma, La Grande Bellezza apporte en fait une réponse définitive. Le film laisse affleurer la sensibilité littéraire de Paolo (qui a commis un roman, sublime par ailleurs) et rappelle que derrière les effets de style et la flamboyance des images, chacune de ses œuvres est d’une profondeur (existentielle) et d’une beauté (conceptuelle) affolante. Ce n’est pas pour rien (et surtout pas pour la frime) que La Grande Bellezza cite Breton, Proust et Flaubert. C’est d’abord parce que ce sont des balises du cinéaste. « Je ne sais pas si Paolo est un écrivain frustré, mais ce que je peux vous affirmer, c’est qu’à force de ne voir que sa maîtrise technique, on oublie qu’il est un extraordinaire scénariste. Et un dialoguiste hors-pair. C’est marrant parce que j’ai l’impression qu’il n’y a qu’en France que vous bloquez. En Italie, il est incontesté ». Celui qui remettait les pendules à l’heure s’appelle Toni Servillo, acteur sublime et muse de Paolo depuis son premier long-métrage. Et quand ce comédien de théâtre, qui fréquente Tourgueniev, Shakespeare et Molière, passe pour l’un des plus grands metteurs en scène du moment, raconte leur première fois, il est d’abord question de... mots. « J’ai vu arriver ce type ténébreux qui m’a tendu son script. Je l’ai lu et je suis tombé amoureux de ses phrases, de la beauté de son style et de son regard sur les hommes».Avec La Grande Bellezza, qui ne parle que littérature, ce qui était bien planqué devient donc évident. Chacun de ses films cache derrière le choc des images d’incroyables défis narratifs, une volonté d’en découdre avec l’orthodoxie du langage (cinéma) et une soif d’aventure qui rappelle les grandes épopées littéraires (Cendrars n’est pas loin). Pas étonnant que ce dernier opus s’ouvre sur une citation de Céline. Surdoué du style qui vomit les tièdes, fossoyeur de l’académisme, l’auteur du Voyage est l’idole absolue de Paolo comme il nous le confiait hier « J’adore cet écrivain parce qu’il met le style avant toute chose – et ça me parle – mais aussi parce qu’il y a chez lui, toujours, l’idée de la fatigue morale et existentielle. Mais la citation ici, me permettait surtout de montrer que Grande Bellezza n’était pas un film réaliste, mais un voyage, un pur fantasme ». Une odyssée viscontienne, une orgie de tableaux classiques et vénéneux qui sont comme les cercles de l’enfer que Jep, Virgile des temps modernes, parcourt avec une classe affolante. Les fêtes, les palais déliquescents, les défilés de saintes et de putains, ne sont que les cendres du temps, un cache-misère qu’il faut dépasser pour découvrir la beauté silencieuse et profonde du monde. C’est la dernière phrase de La Grande Bellezza : « sous le blabla se cache le silence et les sentiments. Que ce roman commence ». Le film s’arrête. Le spectateur n’a plus qu’à fermer les yeux et son voyage peut enfin démarrer.Gaël GolhenVous voulez en savoir plus sur La Grande Bellezza ? Le mieux est d'écouter son réalisateur, Paolo Sorrentino, interviewé par Frédéric Foubert. Lire ici la critique de La Grande BellezzaToni Servillo, un comédien au sommet de son artBande-annonce de La Grande Bellezza