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Avez-vous situé l’action de Grand Central dans le milieu du nucléaire pour jouer sur l’analogie entre l’amour et la radioactivité ?Oui. D’un côté, il y avait l’idée d’une contamination amoureuse, avec la métaphore de la dose radioactive, le danger, l’excitation et, de l’autre, la volonté de mettre en lumière ce monde de laissés-pour-compte, de sacrifiés envoyés au front que sont les sous-traitants du nucléaire. Avec Belle Épine, j’avais souffert d’avoir fait un film apolitique. Là, je voulais parler d’hommes scandaleusement oubliés et poser la question de ce que l’héroïsme représente de nos jours, y compris en amour. Il n’était pas question que le nucléaire ne soit qu’une toile de fond, un papier peint. Bien avant la catastrophe de Fukushima, Gaëlle Macé, ma scénariste, m’avait conseillé la lecture de La Centrale, d’Élisabeth Filhol. Je n’avais jamais entendu parler auparavant de ce monde de travailleurs nomades qui vivent dans des campings, comme les saisonniers, le temps d’une mission. Après Fukushima, on a eu la certitude qu’il fallait faire ce film-là, maintenant, en 2013. On a acheté les droits du roman non pas pour l’adapter, mais pour être sûrs d’être les seuls à travailler sur ce sujet.Avez-vous tourné dans une vraie centrale ?Oui. Pendant l’écriture du script, en visitant des sites, j’ai eu envie de filmer à l’intérieur. Les piscines de décontamination, avec ce bleu intense, c’était formellement très beau et parfois à la limite du fantastique. En même temps, on ne pouvait pas envisager de tourner dans une centrale en activité car aucune assurance ne nous aurait suivis ! On s’est alors mis en quête d’une installation désaffectée et on a fini par en trouver une toute neuve en Autriche. Elle n’avait jamais été mise en fonction à cause d’un référendum de dernière minute. On a même retrouvé les badges des techniciens avec leur photo dessus !Vous jouez habilement sur un suspense qui fait qu’on se demande si la rivalité amoureuse va prendre fin dans la centrale. Au moindre faux pas, on peut tuer ou se faire tuer...La mort peut sanctionner à tout moment, c’est vrai, mais il faut savoir que dans une centrale, quand plusieurs techniciens sont dans la même pièce, ils partagent la dose de radioactivité. S’ils sont seuls, ils sont beaucoup plus exposés. Ça crée un lien de solidarité indéfectible et nécessaire. L’intérieur de la centrale se devait donc d’être le lieu de la vertu, de la morale, de la rigueur, du danger dont il faut se protéger les uns les autres pour se protéger soi-même. L’extérieur, en revanche, c’est l’endroit où s’expriment les pulsions, la passion, où on a envie de casser la gueule de celui qui vous a volé la femme que vous aimez. Je n’avais jamais filmé d’hommes et encore moins en équipe, ou alors de loin, comme les motards dans Belle Épine. Là, je me suis rapprochée d’eux, comme si j’avais une idée de la virilité que je voulais faire triompher. Dans la vie, des mecs comme Toni (le mari du personnage de Léa Seydoux, interprété par Denis Ménochet), à la fois puissants, intègres, violents, stériles, jaloux à en crever mais indépendants, j’aimerais bien en rencontrer plus souvent. Il me tenait à cœur de prêter des intentions sophistiquées à ces héros prolétaires habituellement décrit de façon assez primaire.Les courses de moto dans Belle Épine, la boxe thaïe dans Jimmy Rivière (de Teddy Lussi-Modeste), que vous avez coécrit, et maintenant une centrale nucléaire. Êtes-vous une fille « virile » ?Disons que je m’identifie aux personnages des deux sexes de la même manière. Ma libido me porte vers les hommes et ma curiosité vers des milieux qui me sont a priori fermés, donc en général masculins. C’est aussi simple que ça !Ce sont des histoires ancrées dans des contextes où le risque est très présent. Vous aimez vous faire peur ?J’aime l’inconnu. Je n’ai pas mon permis de conduire, pourtant je réalise un film sur des motards. J’ai le vertige mais je tourne le suivant dans une centrale nucléaire haute de trente-cinq mètres et me retrouve suspendue à une nacelle... Cela dit, je ne fais pas les trucs un peu casse-cou sur les plateaux. Je ne suis même pas montée sur le rodéo mécanique de Grand Central !Vous êtes agrégée de lettres, vous avez fait la Femis en prenant l’option scénario et vous avez toujours dit ne pas avoir d’aspirations particulières pour la mise en scène. Or Grand Central est un film qui est également ambitieux sur la forme. L’appétit est venu en mangeant ?C’est vrai, je n’ai jamais voulu devenir réalisatrice. Je connais plein de cinéastes pour qui parvenir à faire leur prochain film est la chose la plus importante. Pas pour moi. Je n’envisage pas la mise en scène comme le sommet de la pyramide. Pour moi, le cinéma est un sport collectif et chaque film impose sa forme. En ce qui concerne Belle Épine, c’est mon producteur qui m’a incitée à le faire en me disant qu’il ne voyait personne d’autre pour le mettre en scène. Tout a commencé comme ça.Comme pour Belle Épine, êtes-vous partie de Léa Seydoux pour choisir les autres acteurs ?Non, cette fois, je suis partie de Tahar. J’ai vu Love and Bruises, de Lou Ye, où je l’ai découvert très sensuel, fiévreux, avec des billes noires dans les yeux. Je me souviens, c’était à une séance de 9 heures du matin à l’UGC Ciné Cité Les Halles. On était trois dans la salle, dont Maïwenn et moi ! Tahar est un musulman pratiquant, ce qui implique des interdits. Il ne se met pas nu, ne touche pas certaines parties du corps des actrices, ne peut pas faire de choses trop explicites d’un point de vue sexuel. C’était donc un choix risqué pour moi parce que Grand Central est très sensuel. Après Un prophète, dans lequel il jouait un mec emprisonné, j’aimais l’idée de le plonger dans un autre univers « carcéral ». Pour ce qui est de Léa, j’ai fait une danse du ventre pendant deux secondes et demie en me disant : « Peut-être faut-il que je travaille avec quelqu’un d’autre ? » Au final, je n’ai bien sûr rencontré aucune autre comédienne et elle s’est bien fichue de moi ! Je suis fière d’être la seule avec qui Léa ait tourné deux fois. Le couple qu’elle forme avec Tahar est évident, hollywoodien. Comme elle a terminé le film de Kechiche (La Vie d’Adèle) juste avant de commencer le mien, on a très peu répété et j’ai hérité de sa coupe courte. Mais ça m’a beaucoup plu. Elle me faisait penser à ces grandes figures pop des années 80 avec des cheveux courts et blonds comme Madonna ou Brigitte Nielsen ! Tout l’opposé de moi. Je crois que pour désirer à nouveau Léa, j’avais besoin de la rendre très différente de ce à quoi je peux ressembler.La musique de Rob, qui avait déjà composé celle de Belle Épine, est géniale et intervient souvent à des moments inattendus. Comment avez-vous collaboré avec lui ?Pendant l’écriture du scénario, j’ai écouté deux choses : Colin Stetson – du saxo très asphyxiant – et Jonny Greenwood. J’ai ensuite demandé à Rob de travailler avec Stetson pour les passages qui se déroulent dans la centrale. Pour les scènes d’extérieurs, on s’est inspiré du travail de Greenwood sur The Master, de Paul Thomas Anderson. Rob a parfaitement compris la direction que je voulais donner cette fois à mon film, moins dans la veine de Moroder, plus lyrique, avec des cordes et de la flûte.Vous avez écrit un single pour Alizée qui s’appelle Grand Central. Un rapport ?Aucun ! La chanson raconte comment Edie Sedgwick a débarqué à la gare de New York dans les années 60. À un moment, je cherchais un titre pour le film et un ami m’a suggéré celui-là – après tout, comme je l’avais écrit, j’en avais les droits. J’ai adoré travailler avec Alizée. La toute première chose que j’ai réalisée était un clip pour elle, dans lequel il y avait déjà des Mobylettes, une fille la nuit et un terrain désaffecté ! Interview réalisée par Stéphanie Lamome