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Patrice Chéreau est mort. Hier. D’un cancer du poumon. A 68 ans. On apprend la nouvelle par Libération le soir-même. On n’y croit pas d’abord, on ne le savait pas malade. L’homme était discret sur sa vie privée. Et puis, il avait tant de projets encore. Des reprises de spectacles aussi. La semaine prochaine, Les Visages et les Corps qu’il a mis en scène en 2010 alors qu’il était le grand invité du Louvre, est programmé au Théâtre du Rond-Point. Il devait monter un Shakespeare avec Gérard Desarthe à l'Odéon en 2014. La nuit passe. On n’y croit toujours pas. Ou plutôt, l’information reste à l’état d’information. Abstraite et désincarnée. Le contraire de son œuvre. Charnelle, imposante, terrienne. Comme une anecdote, un détail dans la vie d’un grand artiste, immortel par essence.Patrice Chéreau aura imprimé l’Histoire de la mise en scène de théâtre, élargissant rapidement son champ d’opération au cinéma et à l’opéra. Ses premiers spectacles ont fait l’effet de petites révolutions, bousculant les codes, envoyant valser un certain classicisme guindé au profit d’un jeu physique intense et de préoccupations de son temps, communiquant son énergie extraordinaire, sa soif créative, sa conscience du monde. Même quand il montait des pièces de répertoire, Chéreau les faisait entrer en résonance avec des problématiques contemporaines, que ce soit La Dispute de Marivaux ou Hamlet de Shakespeare.Depuis le lycée Louis le Grand où il s’investissait déjà dans la troupe de théâtre de l’établissement, montant des spectacles avec ses camarades, Patrice Chéreau a fait ses armes dans la France des années 60 au Théâtre de Sartrouville d’abord, puis en Italie au Piccolo Teatro de Milan, avant de diriger avec Roger Planchon le Théâtre National Populaire de Villeurbanne. Mais c’est à Nanterre, au Théâtre des Amandiers dans les années 80 qu’il entreprend sa collaboration historique avec l’auteur dramatique Bernard-Marie Koltès dont il met en scène toutes les pièces, notamment Dans la Solitude des champs de coton, un de ses chefs-d’œuvre, qu’il créé à trois reprises. Face à face masculin, nerveux, à vif, dans une scénographie brute privilégiant le volume de l’espace. Duel crépusculaire. Sommet dans l’écriture de Koltès.Tout au long de sa carrière, Patrice Chéreau a noué des fidélités, que ce soit avec des auteurs (dont Koltès est le plus intime représentant), avec son chef décorateur Richard Peduzzi, véritable génie de la scénographie qui l’a accompagné dans ses mises en scène de théâtre autant que d’opéra, avec certains comédiens avec lesquels il poursuivit un compagnonnage au long cours : Dominique Blanc, Valeria Bruni-Tedeschi, Pascal Gregory, Bruno Todeschini, Jean-Hugues Anglade, Vincent Perez...Le plus remarquable dans la carrière de Patrice Chéreau, c’est sa capacité à avoir construit une œuvre tout à la fois théâtrale, opératique et cinématographique au retentissement d’une rare ampleur, éclectique dans ses thématiques et esthétiques et pourtant cohérente. Répertoire dramatique classique, pièces contemporaines, lectures romanesques, Patrice Chéreau fait le grand écart, passant en souplesse de Heiner Müller à Shakespeare, de Racine à Ibsen, de Dostoïevski à Pierre Guyotat. La modernité n’est pas une affaire d’époque. Son chef-d’œuvre cinématographique, La Reine Margot, est un film historique en costumes qui pourtant renouvelle le genre sur une bande son signée Goran BregovicGabrielle (avec Isabelle Huppert et Pascal Gregory) s’inspire d’une nouvelle de Joseph Conrad et cultive les références au cinéma muet. Intimacy est une adaptation à l’écran de plusieurs textes de l’écrivain contemporain Hanif Kureishi. Ceux qui m’aiment prendront le train, à forte connotation autobiographique, fut écrit à deux mains avec la scénariste Danièle Thompson pour un casting sublime. Ce fut l’un des nombreux talents de Chéreau, savoir s’entourer d’artistes doués, capable de sublimer son univers, de s’y fondre pour le nourrir et l’enrichir, que ce soit au niveau de l’écriture, du jeu, de la scénographie, des costumes, de la musique, ou ses collaborations récentes avec le chorégraphe et danseur Thierry Thieu Niang.Sur un plateau ou derrière une caméra, Patrice Chéreau avait le don de raconter des histoires fortes, chargées d’émotions, dérangeantes souvent, bouleversantes toujours. Son sens de l’image, hérité d’un père peintre, irrigue autant son œuvre scénique que cinématographique et participe d’une esthétique propre à l’artiste qui restera dans toutes les rétines.Par Marie Plantin.