Sterling Hayden
Livre édité par La Rabbia/Photo du film Docteur Folamour distribué par Columbia Pictures

Arte rediffusera dimanche Johnny Guitar, un western envoûtant de Nicholas Ray avec l'acteur.

On se souvient du gangster de Quand la ville dort de John Huston, du cow-boy amoureux de Johnny Guitar, de Nicholas Ray, de l’acteur de Kubrick (L'Ultime Razzia et Docteur Folamour) ou de Bertolucci (1900). Un peu moins de l’aventurier, de la star tabloïd et de l’écrivain. C’est justement toutes ces vies de Sterling Hayden que Philippe Garnier fait revivre dans son sublime ouvrage Sterling Hayden, l’irrégulier (aux éditions la Rabbia). Rencontré pendant le festival Lyon Lumière 2019, l’écrivain-journaliste nous guide à travers les multiples facettes d’une des stars les plus fascinantes d’Hollywood.

Philippe, je voulais vous proposer de commenter quelques grands films de Hayden…
Pffff…. Bon…. Je sais pas quoi te dire. OK, mais… C’est con parce que je me suis battu contre ça. Le livre est la biographie d’un homme qui, il se trouve, a eu une carrière d’acteur. Mais ça ne comptait pas du tout pour lui… Hayden, c’est plus que les films. Je veux bien en parler mais ce serait très réducteur.

On peut reprendre depuis le début alors. Comment le découvrez-vous ?
Pour notre génération de cinéphiles, il fait partie du paysage. Adolescent, je voyais beaucoup de westerns ou de films de pirates, et il était toujours là. C’était une gueule, ni plus ni moins. Je n’étais pas un « fan », mais j’étais content de le voir. Et puis, je l’ai vraiment rencontré en 1983, à l’occasion d’une interview pour l’émission Cinéma Cinéma. Là, j’ai découvert l’homme. Je lui posais des questions sur ses films, et il y répondait… ou pas (rires). Ce qui m’a frappé à ce moment-là, c’est que j’ai immédiatement senti qu’il y avait autre chose. J’ai continué à le fréquenter. A l’époque, il était brisé, seul. Et puis il est tombé malade… et il est mort en 86. A partir de cette interview de 83, j’ai beaucoup écrit sur lui ; il y a eu les émissions, les interviews, sa nécro… Je pensais avoir fait le tour. Hayden, c’était une affaire classée pour moi. Mais il y a quelques mois, en faisant du rangement, je suis tombé sur une cassette audio. Il n’y avait rien écrit dessus. Je l’ai glissé dans le magnétophone. On n’entendait pas grand-chose à part du vent, un bruit de filin… on se serait cru sur le pont d’un bateau. En fait il s’agissait du balcon de son studio de Sausalito. Et tout à coup, sa voix a traversé la nuit. Grave, rauque. Il lisait un texte de Stevenson. J’ai tout de suite su qui c’était. Et tout est parti de là.

Quand vous racontez cette rencontre, on dirait que vous croisez un spectre. C’est un peu la sensation qu’on a en lisant votre livre.
Il y a de cela chez lui. Hayden, c’est un mec du XIXè siècle coincé dans le XXè. Un type qui n’a pas eu la chance de naître à la bonne époque. C’est ce que tous ses amis disaient en tout cas. A 22 ans, il décroche son brevet de capitaine - c’est le plus jeune d’Amérique. Et il part en mer. Je ne parle pas de yachts : il naviguait sur des vaisseaux commerciaux. Il fait la pêche aux flétans près de Terre-Neuve, enchaîne trois tours du monde, sillonne le Pacifique… Il a fait la guerre jusqu’à décrocher une médaille chez les yougoslaves, avec les troupes de Tito qui disaient de lui que c’était un génie ! Il est parti en Corée. C’était un aventurier à l’ancienne. Et c’est ça que je voulais raconter dans le livre : ses différentes vies.

Johnny Guitar, le nouveau western

Il est un peu comme Errol Flynn au fond. Et ce qu’ils font de leur vie infusent ce qu’ils sont à l’écran.
Flynn est un bon exemple, mais la comparaison n’est pas totalement valide. Pour une raison : comme Flynn, Hayden est devenu acteur parce qu’il était beau mec. On l’a vendu comme le monsieur muscle du cinéma. Paramount en a fait « l’homme le plus beau du cinéma », « The Most Beautiful Man of Hollywood » ou le Viking blond. Mais ça le rendait fou de gêne et fou de rage. A deux reprises il a rompu ses contrats avec Hollywood. Surtout, lui n’a jamais appris son métier. Contrairement à Flynn, il a toujours eu un sentiment d’imposture sur les plateaux : il ne se souvenait jamais de ses répliques et jouer fut toute sa vie une torture. Même quand il apparaissait dans les merdes. Il se trouvait emprunté, maladroit et il avait l’impression d’être entouré de professionnels qui pouvaient apprendre 3 pages de textes en 10 minutes alors que pour lui c’était une épreuve… Même sur Dr Folamour, où il a un rôle très marquant, il avait souffert. Il m’avait raconté cette histoire célèbre où, pour emballer un de ses plans, il avait fallu 48 prises à Kubrick : « C’est beaucoup 48 prises ! Surtout quand tu es face à un mec comme Sellers qui pourrait jouer ton rôle en plus des trois autres qu’il fait déjà. Au bout d’un moment l’équipe s’est mise à me tourner le dos. Par gêne ! Ils étaient vraiment emmerdé pour moi ». Il est génial dans le film, mais ça s’est fait dans la douleur. Flynn, au contraire, sur un plateau, c’était le roi - le seul truc qu’il n’aimait pas c’était de faire des films avec Curtiz.

Ce rapport compliqué au jeu va quand même évoluer avec le temps.
Avec le temps et surtout avec la marijuana. En 68, sur le tournage de Hard Contract, James Coburn lui fait découvrir le haschich. A partir de là, faire l’acteur n’est plus un problème. Il est totalement libéré. Et dans certains films il est craquant. Certains sont nuls, mais lui est toujours tellement cool, que ce sont des instants formidables à voir. Il cachetonnait, mais prenait du bon temps, s’amusait, discutait avec les équipes. Il n’y avait plus beaucoup d’enjeux. A quelques exception près : dans 1900 de Bertolucci, même s’il est totalement défoncé, il fait vraiment l’acteur classique.

Peut-être parce qu’il est face à Burt Lancaster et qu’on ne peut pas jouer n’importe comment face à un type pareil.
C’est sans doute vrai. Il a rarement été en face de mecs balèzes comme ça. Il a joué contre des femmes très fortes : Bette Davis, Marlène, Joan Crawford évidemment - beaucoup de poids lourds en jupon. Mais très peu de mecs. Son rapport à l’acting est tout sauf anecdotique. Et c’est l’un des drames de sa vie.

Le vrai drame reste tout de même sa trahison de 46, le moment où il dénonce ses amis communistes devant la commission McCarthy.
C’est vrai, mais ça - encore un paradoxe - il le fait pour protéger sa carrière. Il l’a toujours regretté. Il s’est sali aux yeux de ses proches et à ses propres yeux. Dans son autobiographie, il dit même « vous n’imaginez pas le mépris que j’ai pour moi depuis que j’ai fait ce truc-là ». Evidemment, il a des circonstances atténuantes : à l’époque il avait 4 enfants, il ne voulait pas en être séparé et cherchait à les protéger. Et puis, de manière très prosaïque, il refusait de finir en prison…

Ce qu’on a du mal à comprendre c’est que quelques années auparavant, il prend sa carte du PC…
Il faut remonter à sa rencontre avec Warwick Tompkins, un capitaine de voilier qu’il croise à 16 ans et qui devient très vite son modèle. Après la guerre, quand Hayden retourne le voir, Tompkins est devenu communiste et il lui fait rencontrer des amis. C’est à ce moment-là qu’il se laisse séduire par l’idéologie. Tompkins a même le projet d’écrire un livre sur Hayden, pour raconter comment le jeune premier d’Hollywood entend mettre sa notoriété au service de la cause !

Mais quelques mois plus tard, il balance ses copains…
Oui, parce que c’était une girouette permanente. Un exemple : il s’engage dans la guerre avant Pearl Harbor. Il part en Ecosse, s’entraîne avec les SAS. Et puis une fois sur le front, il s’ennuie, alors il rachète un bateau à la MGM et fait du trafic d’explosifs. A Curaçao, il est obligé de vendre le rafiot et il rencontre des marines. Il sympathise avec eux, et s’engage de nouveau. Il repart en guerre, devient marines. Mais là encore, le blues, alors il passe un coup de fil et se remet à son compte… C’est un homme hors du commun qui changeait de vie et d’horizons tout le temps.

Quelle figure doit-on retenir au fond ? L’acteur, l’aventurier…
C’était une star Tabloïd aussi. Parce que pour les américains des 60’s, Hayden c’était surtout ce type qui avait fui avec ses enfants en bateau à Tahiti. Il voulait offrir à ses mômes une autre éducation ; son objectif était d’aller jusqu’à Oslo, mais il y a eu une mutinerie à bord et il a été obligé de s’arrêter dans les îles… Le FBI était à ses trousses (il avait quand même défié la justice américaine) et Life a fait des couvertures sur cette histoire qui passionnait les américains….

Ou bien l’écrivain ?
C’est ce qui comptait le plus pour lui, c’est évident. Il écrit ses mémoires en 1963, à la moitié de sa vie. The Wanderer est un livre formidable, écrit par un homme qui a lu Stevenson, Melville et Thoreau. Thoreau d’ailleurs, c’est Hayden. Ce type qui n’est pas bien dans son époque et qui décide de vivre ses principes, à rebours de la modernité. Voyage reste un superbe bouquin d’aventure. Un peu trop ambitieux sans doute, parce qu’Hayden en fait un livre somme. Il y a l’aventure – c’est le récit d’un voyage maritime qui passe par le Cap horn - mais c’est aussi un grand roman politique (tout se passe en 1875 au cours d’une année électorale). C’est parfois maladroit dans son versant politique, mais extraordinaire dans sa partie voyage. Tu me demandais quelle figure on devait retenir de lui et je te répondrais que le seul truc qu’il prenait au sérieux et dont il tirait une fierté, c’était son travail d’écrivain.

Pendant des années j’ai pensé que dans Le Privé, la figure de vieil écrivain alcoolique et post-hippie qu’il incarnait était une caricature d’Hemingway. Mais en vous écoutant je comprends qu’en fait…
Il joue lui ! Exactement ! A un point complètement fou. Dans le film tu te souviens que, à un moment Marlowe lui demande ce qu’il boit et il répond « de l’aquavit ». C’était son alcool préféré - cette boisson dégueulasse à l’anis étoilée ! Son débit de parole dans le film, c’est celui que j’ai sur les bandes… Altman s’est contenté de jouer avec son image. Je sais que ça a été compliqué pour Altman et le studio d’avoir Hayden sur ce film parce qu’il ne pouvait pas rentrer aux US a cause de ses dettes. Il a fallu le payer sous le manteau et gérer son rapatriement. Mais dès qu’il l’a eu en face de sa caméra, avec ses foulards, ses tuniques, Altman lui a demandé de ne pas se changer. Il avait un style ! Regarde ses apparitions dans les talks des années 60-70, quelle classe ! Ses vieilles fringues, ses cravates qui ressemblaient à des filins !

On a évoqué Altman et Kubrick. Que viennent chercher chez Hayden les grands cinéastes qui l’ont fait tourner ?
Ils voient l’animal. Le mec fait deux mètres, a un langage à lui, un débit à part et surtout c’est un intellectuel qui pouvait parler du dernier Dos Passos ou de Steinbeck à volonté. Il faut lire ses lettres à Huston c’est génial. D’ailleurs, pour Hayden comme Huston, il n’y a pas que le cinéma dans la vie. S’ils font du cinéma c’est pour vivre leur vie.

Et Kubrick ?
C’est différent. C’est Harris (producteur des premiers films de Stanley Kubrick ndlr) qui a raconté ça. Ils n’arrivaient pas à monter le film L’Ultime Razzia – ils avaient une option sur le roman, mais ça ne marchait pas. Mais, coincidence, ils avaient le même agent que Hayden et on lui a donc passé le script. Harris explique je ne sais plus où que normalement ils auraient dû être ravis. Mais en 56, le nom de Hayden est déjà grillé. En tout cas ce n’est pas suffisant pour exciter le studio. Ils ont quand même réussi à financer le film… Stanley Kubrick avait une immense culture cinématographique – il avait pris Cook Jr, Mary Astor, toute cette bande des films noirs. Evidemment, il avait vu Asphalt Jungle et il était admiratif de l’acteur. Mais leur relation sur le plateau était bizarre. Hayden n’avait pas l’impression de tourner dans un bon film et il ne voyait pas trop ce qu’il faisait là. Je pense qu’il était déjà malade ; Il picolait pas mal. Ce qu’il fait reste tout de même phénoménal. Regardez sa gestuelle, son instinct : qui peut balancer un sac plein de billets, sans regarder ni la fenêtre, ni en bas… c’est formidable.

Si vous ne deviez garder qu’un seul de ses films ?
Au risque d’être brulé par les cinéphiles, Le Roi des Gitans. On trouve là la dimension de l’homme qu’il était. Il est face à Eric Roberts qui joue son premier rôle… Quand tu regardes la scène de la bagnole avec Roberts, c’est formidable. Il improvise et c’est une merveille. Il dit ce qui lui passe par la tête et on voit l’homme. Magnifique ! Evidemment, on l’aime dans Johnny Guitar – film qu’il détestait, et où il se détestait. Dans Le Privé ou dans certaines séries B improbables comme The Star… Mais dans Le Privé ou dans Le Roi des gitans, tu vois ce que les grands cinéastes ont vu en lui.

Propos recueillis par Gaël Golhen

STERLING HAYDEN, L’IRRÉGULIER, DE PHILIPPE GARNIER

EDITIONS LA RABBIA

350 PAGES

30 EUROS

1900 : Le classique de Bertolucci avec De Niro et Depardieu à revoir en blu-ray